Oui à ce magnifique spectacle, sans aucune restriction. Si les choix de Nicolas Joel sont quelquefois discutables, il a ici tapé dans le mille. Ainsi l’Opéra de Paris a-t-il fait entrer ces dernières années Cardillac (sous Gérard Mortier) et Mathis der Maler, dans deux productions qui feront date. Olivier Py signe là un travail d’une qualité et d’une intelligence incontestable, avce des moments d’une sublime beauté (le dernier tableau, totalement bouleversant).
On connaît l’histoire de cette oeuvre, dont le thème (l’artiste face aux pouvoirs) a été inspiré par la politique “culturelle” du pouvoir nazi dans les années 30, qui a abouti à l’interdiction d’Hindemith, pour “bolchevisme” et “musique dégénérée” et à son exil, puis à la création de Mathis der Maler à Zurich, malgré le soutien de Furtwängler qui avait créé à Berlin, avec grand succès, la suite symphonique tirée de l’opéra, et qui avait fini par quitter momentanément le Philharmonique de Berlin. Hindemith était un pur “aryen”, mais il était accusé de s’être laissé influencé ou pervertir par les musiciens juifs et donc avait été mis dans la même opprobe. Mathis le peintre raconte l’histoire de Mathias Grünewald, peintre d’Albert de Brandebourg, cardinal électeur de Mayence, au moment de la Réforme luthérienne et des troubles qui l’accompagnèrent, dont la révolte des Rustauds (Deutscher Bauernkrieg, appelée aussi Erhebung des gemeinen Mannes, soulèvement de l’homme ordinaire). Albert de Brandebourg fut toujours assez libéral avec les protestants, unetolérance qu’il négocia en espèces sonnantes et trébuchantes tant il était endetté. Contrairement à son homonyme, Albrecht de Brandebourg, il ne se convertit pas, mais l’opéra le fait se convertir. L’opéra mélange les deux destins, celui du peintre frappé par le contexte politique et social et par le sort fait aux paysans, et celui du cardinal, criblé de dettes, se convertissant au protestantisme pour pouvoir au départ, faire ensuite un mariage richement doté, mais choisissant finalement le célibat. Mathis le peintre est d’abord une fresque historique, avec des personnages ayant réellement existé (Wolfgang Capito per exemple) et une méditation, une parabole sur l’artiste face au monde en autant de tableaux fixant une sorte de chemin.
Olivier Py, en choisissant de montrer le contexte politique non de la réforme mais du nazisme, courait le risque d’une sorte de banalité d’un transfert qu’on a vu mis à toutes les sauces tant au théâtre qu’à l’opéra. Il courait le risque de faire passer son choix comme celui de la facilité. Mais en réalité ce choix n’est pas vraiment souligné. On est beaucoup plus intéressé par les images de la religion, catholique, avec son décor-décorum doré et clinquant, protestante, quand le même décor se retourne et devient gris et noir, par la violence des images de guerre
Le décor du meurtre de Helfenstein( le meurtre du Comte de Helfenstein et le viol de son épouse sont une des scènes les plus réussies, dans un décor somptueux). Pierre André Weitz organise les espaces à sa manière habituelle, avec des chariots mobiles portant les décors et définissant des espaces mutants, transformables, tout en mouvement. On associe beaucoup le travail d’Olivier Py (qui était présent ce soir là, comme souvent les grands metteurs en scène qui veillent au destin de leur travail: Chéreau est toujours là chaque soir ) à une sorte de débordement d’images et d’excès. On n’a pas du tout cette impression dans ce spectacle, même si les décors et les images sont abondantes et multiples, elles correspondent à la situation, une fresque, un parcours singulier, deux destins parallèles, jusqu’au dénuement/dénouement où Mathis se retrouve seul face à sa vie en une image qui serait presque celle d’un clown triste. Bouleversant. Si le parcours artistique de Mathias Grünewald, placé immédiatement dès la première scène, sous le signe du retable d’Issenheim, rêve interrompu par l’irruption de la guerre et du paysan poursuivi hans Schwalb comme si le monde et ses tourments asséchait la création. L’opposition entre Albert de Brandebourg et Mathis est aussi construite avec une très grande clarté: du peintre asservi au prince on passe peu à peu au peintre libéréqui asume ses choix, même face à un Prince converti et devenu plus modeste. Vocalement aussi, la voix nasable, désagréable, froide de Scott Macallister, un spécialiste du rôle d’Albrecht, produit imméditament une mise à distance, quand celle de Mathis-Mathias Goerne,certes quelquefois un peu noyée dans l’orchestre, mais si
Mathias Goernechaude, si humaine, si invitante, qui prononce et dit le texte avec une telle exactitude et une telle précision, provoque une adhésion immédiate. je ne dsais pourquoi irrésistiblement et la construction de l’opéra en tableaux qui avancent dans une histoire, et le personnage de Goerne, m’ont fait penser au Saint François d’Assise de Messiaen, autre parabole d’homme seul qui renonce au monde. Un directeur d’opéra serait bien inspiré de penser à Py pour cette oeuvre.
Musicalement, la distribution n’est pas vraiment exceptionnelle, Melanie Diener n’a pas vraiment les moyens d’une Ursula, ses aigus sont proches du cri, la voix manque de corps et de chair, on aimerait une voix plus ronde, plus chaude, plus puissante, plus habitée. Celle plus modeste et plus habitée de Martina Welschenbach pour Regina est sans doute plus en situation, mais la couleur n’est pas exceptionnelle, quant à Nadine Weissmann, elle crie dans la comtesse de Helfenstein, mais en réalité c’est un rôle qiui exige cri et tension. Le Capito de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke est convaincant tant par l’interprétation que par la couleur, tout comme Gregory Reinhart dans Riedinger ou Michael Weinius dans Schwalb. Il reste que l’ensemble des solistes ne dépasse pas une honnête moyenne. Avec les réserrves sur son volume, Mathias Goerne a pris l’exacte mesure du rôle, dont on comprend qu’il fut gravé par Dietrich Fischer-Dieskau: il exige une telle maîtrise du texte, des couleurs qui changent au fur et à mesure que le Mathis artiste engagé dans le monde découvre que son engagement est à la fois stérile dans ses effets, il ne change rien au monde et dans son art: il ne produit plus. Chacun doit rester dans son ordre, telle pourrait être le message de cette histoire, mais en même temps fidèle à ses principes artistiques et humains. Ce que fut Hindemith, et même d’une certaine manière encore discutée aujourd’hui, Furtwängler.
Je ne suis vraiment pas un grand amateur de Christoph Eschenbach, mais on doit reconnaître le magnifique travail effectué avec l’orchestre de l’opéra pour défendre cette musique qui apparaît plus sage, en recul par rapport à d’autres opéras des années 20 et notamment Cardillac ou Neues vom Tage. Avec des longueurs aussi. Mais il y a des moments d’une telle intensité, d’un tel engagement, d’une telle richesse dans l’orchestration qu’on les oublie. Et puis il ya les deux derniers tableaux, d’une beauté et d’une émotion qui étreignent.
Pris comme un ensemble, la représentation est d’une très grande qualité, c’est une sorte de Grand Opéra du vingtième siècle, une oeuvre “à thème” , “à idées” au moment où les idées étaient battues en brèche, une oeuvre qui méritait d’être créée à l’Opéra et qui obitent un succès mérité dans le public qui se presse à Bastille.