Jacques Paoli avait à l’époque un édito quotidien, Leroy aussi, mais en plus son émission de débat politique le soir. C’est là que j’ai croisé des politiques comme Lecanuet, JJSS, Giscard mais aussi des artistes ou des sportifs. Le carnet d’adresse de mon principal patron était bien rempli et j’ai vite pris l’habitude d’évoluer dans ce genre de milieu où tout le monde se tutoie et se fait la bise, mais où on vous attend le ragot ou le couteau entre les dents à la moindre alerte. Mais peu m’importait à l’époque. J’étais dans ma phase d’observation, j’étais loin de tout ragot.
Le matin à 9h, lorsque j’arrivais, je devais traverser toute la rédaction, alors que Gorini avait convoqué la conférence en prévision des journaux du soir. Les journalistes, composés majoritairement d’hommes, étaient autour d’une table, et les reportages du jour étaient lancés après moult discussions. Les premiers jours furent intimidants pour la provinciale que j’étais, habituée à la décontraction américaine chez Du Pont. Je sentais les regards me suivre mais je marchais la tête haute sans voir personne, jusqu’au bureau du fond où, une fois assise, c’était mon tour d’observer ce qui se déroulait devant mes yeux.
Mon travail consistait beaucoup à répondre au téléphone. Politiques, auditeurs, Siegel, syndicalistes, épouses, enfants, maîtresses… il fallait éconduire, faire patienter, passer immédiatement, prendre les messages, savoir de quoi on me parlait si c’était une sollicitation, prendre garde de « passer ensemble » avec la secrétaire à l’autre bout du fil sans quoi on se serait fait gronder ! Je trouvais ça dérisoire mais je m’y pliais. Ma courte expérience avec Siégel m’avait suffi.
Je devais aussi répondre au courrier que recevait mes patrons… Altschuller et Paoli ne s’en occupaient guère mais Leroy répondait à toutes les lettres. C’était en gros toujours les mêmes questions : « je veux devenir journaliste, puis-je venir travailler avec vous » ou « puis-je avoir les coordonnées de la personne, de l’association, etc. que vous avez reçue hier soir » ? Un jour, lasse de taper 60 fois la même lettre dans une journée, je suis allée voir Leroy, pour l’informer qu’il existait des machines électriques munies de cassettes sur lesquelles on enregistrait un texte. On pouvait alors répéter inlassablement le texte, il suffisait seulement de taper le nom et l’adresse du destinataire. Ce gain de temps me permettrait de me consacrer à des activités plus intelligentes. Que n’avais-je pas dit ! « Mais vous n’êtes pas là pour faire la révolution, s’indigna mon patron, alors vous allez continuer à faire comme jusqu’à présent« .
Les rapports que j’avais avec lui m’agaçaient. Il était terriblement paternaliste et tyrannisait tout le monde. Guindé, donneur de leçons de surcroît, il disait « je dois vous apprendre à travailler » ! Pourtant, je trouvais la gestion du personnel et de la bureaucratie complètement obsolète. La comptabilité était faite à la main, les bulletins de salaires mesuraient 80 cm de large sur 1 cm de haut ! Les machines à écrire étaient mécaniques (les premiers mois). J’étais habituée aux IBM électriques.
Ca, c’était pour les côtés négatifs, mais j’étais trop contente de travailler à Europe, la station qui avait bercé mon adolescence, dans cette ambiance où il fallait être intuitive, réactive, avoir le sens des priorités, réfléchir rapidement, travailler vite. C’était « mon truc ». Ca l’est resté d’ailleurs. Je déteste le travail répétitif et une rédaction où tout peut arriver et tout doit être prêt en deux temps trois mouvement, c’était le lieu de travail idéal pour moi.
Leroy me donnait ses éditos à taper à la machine sous forme de trois ou quatre feuillets manuscrits. Pas toujours faciles à déchiffrer au début. Je savais que ses commentaires étaient le fruit des conversations avec les personnes que je lui avais passé(es) ? au téléphone. Paoli, lui, me les dictais directement. Il venait donc s’asseoir à côté de moi et hop, en un quart d’heure c’était fait. Quarante ans plus tard, j’aime toujours autant écrire sous la dictée. Ca me repose l’esprit : c’est un peu comme si j’étais en mode automatique et que mes oreilles soient directement reliées à mes doigts.
Je ne saurais dire pourquoi mais c’est une activité qui rapproche. Paoli était mon boss préféré. Il arrivait toujours tard dans la matinée, l’air débordé. Sa maîtresse de l’époque, une fausse blonde de mon âge (20 ans), hystérique s’appelait Isabelle S…a. Elle est maintenant l’épouse d’un « pote à Sarko », à la tête d’une municipalité UMP du 9-2. Elle était infernale, rompait trois fois par jour, demandait que j’aille récupérer chez elle le bracelet que Paoli lui avait offert (c’était à deux pas de la rue François 1er, derrière l’avenue Montaigne), menaçait de se suicider. Le soir, pendant que Leroy était à l’antenne, de 19h30 à 20h30, Paoli me disait « allez, viens ma grande tringle… on va boire un coup« . Il sortait alors une bouteille et deux verres de son bureau, et nous sirotions le scotch en papotant. Un jour, comme je m’extasiais sur son cendrier hyper tendance, il me l’offrit. J’étais ravie, j’étais fumeuse. Le lendemain, il me demanda où était passé son cendrier, il le cherchait ! Je crois qu’il n’était heureux ni au travail, ni chez lui, ni avec Isabelle. Ces moments m’étaient agréables car Leroy avait petit à petit pris le pouvoir et me cassait les pieds. J’avais droit à des réflexions du genre « Madame Leroy trouve que vous dites tout le temps OK au téléphone, ça n’est pas bien… si vous continuez, à chaque OK, je vous ferais payer 1 F ! « . C’était fatiguant, et ça me minait, à force. C’est pour ça que j’appréciais Jacques Paoli et sa gentillesse légèrement alcoolisée.
Un jour, Leroy pris complètement le pouvoir. Jacques Paoli avait hérité de la tranche 12h30 -- 14h30. Il quittait la Rédaction pour aller s’installer à « La Grange ». Sur le même étage, « La Grange » (un espace ouvert comme la rédaction, mais consacré, celui-là, aux animateurs d’Europe 1) jouxtait les studios. Quant à Georges Altschuller, il prit sa retraite. Je n’étais plus que « la secrétaire de Georges Leroy ».
Après un déménagement rapide, je rejoignis le bureau de la secrétaire de Jean Gorini à l’autre bout de la Rédaction. Mon patron eut un grand bureau vitré d’où il pouvait voir l’ensemble des journalistes. Là, j’héritais d’une collègue, je tournais le dos à la rédaction. Siégel venait de virer la grande blonde à lunettes qu’il avait gardée et ce fut l’assistant de Jean Serge qui la remplaça.
A partir de ce moment, j’ai vécu les quatre meilleures années de ma vie professionnelle.