Bright lights, big city went to my baby's head.
Van Morrison
Jay McInerney frappa fort avec ce premier roman à la deuxième personne du singulier, véritable pari stylistique pour ce funambule qui ne devait jamais savoir à l'avance si le prochain pas ne serait pas le dernier. Le pari devint cependant prouesse, et le livre - un succès quand il parut en 1984 - propulsa son auteur sur les podiums de la scène littéraire nord-américaine, l'étiquette "auteur-culte" bien en évidence autour du cou.
A priori, le "tu" impose une certaine distance entre le narrateur et le lecteur au cours de l'alchimie évocatrice qui libère les images des mots qui les invoque. Mais le génie s'installe et nous happe dès la première page, pour ne nous recracher qu'une fois lue la dernière ligne du livre, quelques heures plus tard. L'effet, outre son originalité un rien tapageuse, brille par l'intimité qu'il instaure entre le lecteur et ce narrateur dont on ne sait trop s'il se parle à lui-même ou au héros (autrement dit : le "tu" interpelé par le narrateur doit-il se confondre avec ce dernier ?). De ce dialogue (intérieur ou pas, peu importe après tout), le lecteur aurait de quoi se sentir exclu : il n'en est rien, bien au contraire, puisque rarement aura-t-on été si pris par une histoire, à tel point que l'on en vient à répondre à ce tutoiement pour vivre soi-même la descente aux enfers à laquelle nous convie l'auteur.
Dans le New York arriviste des années 80, un jeune homme de vingt-quatre ans largué par sa femme tente de noyer sa déroute sentimentale dans l'alcool et la "poudre tonique bolivienne", et s'il arrivait par la même occasion à oublier l'insatisfaction de son travail au service de vérification des faits du "Magazine", on comprend que ce ne serait pas plus mal. La nuit new-yorkaise descend alors sur ce futur divorcé. Il danse bientôt dans l'effervescence alcoolisée des boîtes, suit la trace des lignes de coke enfilées aux toilettes, fuit le silence de son appartement déserté dans l'agitation des nuits sans lendemain. Hélas pourtant le jour se lève et le travail attend, mais la "Terreur" qui dirige le service n'attend pas, elle, et les retardataires n'ont qu'à bien se tenir, surtout s'ils bâclent la mission sacrée qui leur a été accordée : ne laisser passer aucune erreur, vérifier tous les faits. Bien sûr à ce petit jeu, notre chasseur de dragon* ne tient pas longtemps, et à la débâcle personnelle vient bientôt se greffer la déroute professionnelle. Et ce ne sont pas ses velléités littéraires qui le sauveront, vu que ses textes finissent tous à la poubelle ou refusés par le service littéraire du Magazine, ce qui revient au même.
Le petit monde du journalisme, la grande ville anonyme et ses vies transparentes, tout cela est croqué par une causticité décapante et jubilatoire. Le désespoir s'unit à l'ironie pour extirper du pot-pourri moderne une juste satire.
Jay McInerney décrit en peu de mots - et non sans humour - la vie de cet homme déchu qui goûte à l'amertume de l'échec, sans pour autant sombrer dans la complaisance. On saisit peu à peu l'ampleur de son mal-être dont les racines ne sont évoquées qu'avec pudeur et retenue, et c'est là tout le talent de l'auteur : il sait donner aux émotions leur juste champ d'expression et jouer avec finesse de notre instrument à cordes préféré. Cette sensibilité sera la main tendue que le héros saisira pour se relever, et sans surprise, une femme sera à l'origine de sa rédemption.
Femmes, je vous aime.
- Bright Lights, Big City, de Jay McInerney, Editions de l'Olivier, 8,99 €.
*Techniquement parlant, "chasser le dragon" consiste à inhaler des vapeurs d'héroïne chauffée au-dessus d'une flamme, le plus souvent sur du papier d'aluminium. Ici, il s'agit plutôt de cocaïne sniffée à la paille ou avec un billet de banque : pensant renouveler un peu ma prose, je me suis permis cette licence poétique et n'ai fait que tremper ma plume dans la lie des métaphores filées concernant les paradis artificiels. Si elles sont filées, c'est à la manière des bas : à trop en abuser on les use ! On n'arrivera bientôt plus à parler de cette littérature de noctambules : insipides clichés, laissez-nous danser ! (Il s'agit certes d'une entorse à la rigueur scientifique qui m'anime d'habitude, mais bon, on n'est pas là au service de vérification des faits.) Fin de la "note de bas de page".