Wikileaks : les héros et les autres

Publié le 30 novembre 2010 par Doespirito @Doespirito

Wikileaks a publié sa nouvelle moisson de documents. Les médias se sont jetés dessus. Enfin, ceux qui n'étaient pas dans la confidence. Selon un tempo désormais bien rôdé, le New York Times, le Guardian, Le Monde, El Pais et Der Spiegel en ont fait leurs choux gras, relâchant au compte-gouttes les révélations contenues dans les 250 000 documents du Pentagone sur la guerre en Irak.
Ce qui est héroïque

La publication de la vidéo hallucinante prise depuis un hélicopère Apache qui cible tranquillement un groupe d'hommes sans aucune intention belliqueuse. Le 12 juillet 2007, deux hélicos tournent longuement autour d'un groupe de maisons, attendent le moment propice, arrosent une première fois. Attendent que les secours arrivent et finissent le travail sans état d'âme. «Nice shot !» commente, admiratif, le chef de patrouille. «Thanks, sir», répond modestement le massacreur. En dessous, en plus de la douzaine de civils irakiens qui viennent de calencher (dont deux personnes venues porter secours), deux employés de Reuters perdent la vie : Saeed Chmagh, chauffeur de 40 ans, et Namir Noor-Eldeen, photographe de 22 ans. C'est même pour ça qu'on en parlera. Car les civils irakiens -et notamment les deux enfants blessés par les tirs- ne comptent pas des masses dans la terrible balance médiatique.

Ce qui est héroïque, c'est le travail de la source. Bradley Manning, un militaire américain âgé de 23 ans. C'est le jeune gars qui a pris sur lui de récupérer les documents dont se repaissent aujourd'hui  Wikileaks et la presse internationale, et qui croupit maintenant dans un cul de basse fosse, sur la base américaine de Quantico (Virginie). Nul doute qu'il doit vivre des jours terribles. Il ne reste plus qu'à lui souhaiter de tenir bon et d'être un jour le héros d'un biopic d'Hollywood. Affecté à une unité de renseignements, ce gamin a eu accès à des bases de données terrifiantes. C'est alors qu'il a commencé à amasser le matériel qui est publié aujourd'hui, dont la vidéo ci-dessous, qu'il copiait tranquillement sur ses CD de Lady Gaga. Malheureusement, il en a parlé à un copain haker qui l'a dénoncé à la police et au magazine Wired...

Ce qui l'est moins

Les manières de Wikileaks commencent à être bien connues : publier dans quelques médias choisies les révélations en question. Et bénéficier du tintamarre pour activer ses process de souscription. Les organes de presse embarqués dans leur plan média et ceux qui suivent leur mangent dans la main. Je ne reviens pas sur la logique Wikileaks, abondamment commentée et critiquée dans la presse, surtout du côté de ceux qui ne sont pas dans les happy few. Voir aussi l'article de Nicolas Vanbremeersch, qui se pose de bonnes questions sur Julian Aussange.  
Ce qui me hérisse un peu, c'est le travail des médias élus. Ils ont donc eu accès à l'ensemble des documents. Ils ont fait un tri. Et ils nous servent ceux dont ils pensent qu'ils ne feront pas de tort aux personnes impliquées, qui pourraient en souffrir physiquement. Il y avait les journalistes "embedded" (embarqués) en Irak. Il y a maintenant les journalistes "Wikileaked". Problème.

1) Au nom de quoi ce tri a-t-il été fait ? De bonnes intentions au départ, mais un sacré soupçon sur les informations publiées, qui ressemblent plus à de l'eau bouillie qu'à une substantifique moëlle. Et puis, cela signifie que le bon peuple n'a pas le discernement suffisant pour opérer ce tri. Je vous le rappelle car vous faites partie du bon peuple qui devra se contenter des extraits mâchés et régurgités dans la PQN et la PQR.

2) Au-delà des précautions liées aux personnes impliquées, le classement et le tri opérés dans les documents choisis restent opaques. J'ai trouvé une version plus facile à consulter, une infographie très claire publiée dans le Guardian (classement des documents en fonction des pays concernés), mais le Monde ne s'est pas fatigué à en faire autant. Utilisez le moteur de recherche du journal et basta. On vous donne des boulettes, on vous dit lesquelles sont les meilleures. Mais ne vous avisez surtout pas de chercher vous-mêmes dans le sac : vous ne pourriez pas distinguer ce qui est bon pour vous ou pas. Ce qui est bon pour vous, ce sont les portraits acides des dirigeants, les négociations pour caser les prisonniers de Guantanamo, la diplomatie française vue de Washington, les accusations des Etats-Unis sur les attaques chinoises contre Google, etc.
Le reste, oubliez. Les journalistes savent ce qui est bon pour vous. Ils ont travaillé pendant des mois à trier le bon grain de l'ivraie. Ils retrouvent ainsi leur position dominante de médiateur entre les puissants et vous. Et ils s'en gargarisent. Moi, je me pose d'autres questions : y avait-il d'autres choix à faire ? Ont-ils payé pour avoir accès à ces infos ? (je suis totalement persuadé que non. Mais on m'a posé plusieurs fois la question. Alors, je la relaye). Et que vont-ils faire des infos qu'ils n'ont pas distillées ? Elles vont rester sur les disques durs ? Ils vont s'en resservir quand et comment ? Ce qui m'amène au dernier point.
Et les autres ?

Le chevalier blanc Wikileaks
enfonce sa lance dans les flancs de la diplomatie de Washington. Fort bien. Mais quid des autres ? Et de la France? François Baroin a déjà aimablement prévenu que ce serait le cachot pour ceux qui se verraient déjà en Wikileaks à la française. Alors ? Qui aura le courage ? De jeunes geeks français courageux, sans peur et sans reproche, prêts à risquer leur vie et leur carrière pour la liberté ? Des journaux français, faisant abstraction de leurs liens endogamiques avec leurs annonceurs, et enfin conscients de la vraie et dure réalité de leur métier ?
Et puis un Wikileaks oriental fera-t-il de même un jour contre les régimes iranien, chinois, russe, qui ont quelques secrets intéressants et qui pour l'instant, comptent les points avec ravissement ? Sinon, on revient à la stratégie de Greenpeace, qui faisait feu de tout bois contre les essais nucléaires français (et pourquoi pas ?), mais s'était à l'époque contenté d'un simple lâcher de ballons dans le port de Léningrad pour protester contre le programme nucléaire russe. Ce qui avait dû bien faire rigoler, du côté du Kremlin.
Je veux bien croire que s'ériger en juge des pratiques du Pentagone soit une bonne façon de mettre plus d'huile démocratique dans les rouages des nations occidentales. Mais la stratégie de Wikileaks est du même tonneau que celle de Twitter. Ils veulent que les entreprises et les organismes soient ouverts, friendly, cools. Twitter n'accepte de publicité que de la part des entreprises cools. Mouais... On sait comment tout ça se termine, en général, cf. la saga Microsoft et Google.
Tout ça aura plus de poids et de crédit si un jeune soldat russe, iranien ou birman jette un jour une lumière crue sur les pratiques dictatoriales dans ces pays. C'est pas demain la veille. Pour l'instant, ils n'ont innové que sur un point: c'est un russe boutonneux qui a inventé Chatroulette. La démocratie s'en est remise.