Florence Noiville, journaliste au Monde et critique littéraire sur la chaîne LCI est avant tout une diplômée d'HEC et a obtenu une maîtrise du Droit des affaires. Ainsi, le monde très hermétique des Affaires est un domaine dans lequel la journaliste a évolué et connaît bien.
Sans prosélytisme, Florence Noiville tente de démontrer que l'enseignement dispensé dans ces écoles, notamment HEC, a ses responsabilités dans " les désordres sociaux actuels " et creuse un peu plus le décalage entre ses élites et "les enjeux sociaux".
Florence, une première question me vient immédiatement à l'esprit tant elle semble incarner l'objet de votre livre. Pourquoi avoir abandonné la Finance pour vous exiler vers le Monde de la Culture et du Journalisme ?
D’abord, ça n’était pas un exil mais une renaissance ! Non pas que je renie mes années de finance, au contraire. J’ai appris des techniques très utiles. Mais la finance, c’est comme le vélo : quand on sait en faire, c’est pour la vie entière, mais on n’est pas obligé de devenir cycliste professionnel… Un jour, je me suis dit que, vraiment, je ne me voyais pas lire des bilans et des comptes d’exploitation toute ma vie. Je trouvais ça desséchant.
Quel a été l'élément déclencheur ?
Jusque-là, j’étais sur des rails. On passe un bac avec mention, on est accepté dans une prépa « qui ne se refuse pas » (Louis le Grand), on intègre… Tout de même, je devais avoir confusément le sentiment que cette voie ne me passionnait guère car après HEC, je suis entrée à Sciences-Po dans l’idée de préparer l’ENA. Et puis je me suis mariée avec un énarque et j’ai considéré que ça suffisait comme ça. Si je raconte ça, c’est pour dire à quel point il est facile de se retrouver sur des rails sans se poser de questions. Il m’a fallu attendre quatre ans de vie professionnelle dans la finance pour avoir le courage de me demander enfin sérieusement ce que je voulais faire de ma vie professionnelle (et de ma vie tout court). La réponse, c’était tout ce qui touchait à la culture. J’étais donc plutôt mal partie avec mes comptes d’exploitation mais j’ai réussi à négocier un virage à 180 degrés en acceptant de réduire mon salaire de moitié. Ca en valait la peine et j’ai eu la chance de pouvoir le faire. Mais si j’avais lu un livre comme « J’ai fait HEC et je m’en excuse » en terminale ou en prépa, j’aurais sans doute gagné du temps…
L'univers des grandes écoles : la concurrence, un dialecte, un état d'esprit et une certaine insouciance à la vraie vie ? Qu'est ce vous a le plus marqué au cours de cette première vie ?
Sans doute cette insouciance, en effet. C’était l’euphorie des années 1980. On déroulait le tapis rouge pour tous les jeunes diplômés des grandes écoles de commerce. Il y avait l’assurance d’avoir un boulot bien payé après le diplôme. Bref, cette légèreté là était formidable et laissait du temps pour faire d’autres choses. Moi, j’allais aux cours du soir de l’Ecole du Louvre et je me souviens que Philippe Sollers parlant des « Femmes » de De Kooning m’intéressait beaucoup plus que la recherche opérationnelle !
Ce livre est à la fois une analyse et un travail de journaliste. Avez-vous su immédiatement comment vous aborderiez cet ouvrage ?
Je savais que ce serait un livre de colère dans lequel je dirais ce que j’avais sur le cœur depuis longtemps et que la crise mettait soudain cruellement en lumière. Le titre de la collection, « parti-pris » m’autorisait à développer un point de vue personnel pour créer le débat. En revanche, ce que j’ai eu beaucoup de mal à trouver, c’est le ton. Il fallait être inattaquable sur le fond et rester vivant, agréable à lire. Et surtout, je ne voulais pas donner l’impression de faire la morale. Oui, j’ai beaucoup tâtonné pour trouver le ton approprié.
N'avez-vous pas eu envie par exemple de le traiter sous forme de fiction tant il y a de personnages présentés dans ce texte ?
Je n’avais pas les moyens de conduire une étude exhaustive, ce qui d’ailleurs eût été plutôt barbant. J’ai donc privilégié les histoires vraies et les témoignages. Du coup, effectivement, il y a des tas de personnages hauts en couleurs dans ce texte. Ca pourrait faire, je le pense aussi une bonne fiction. J’avais pensé à une pièce de théâtre. Eh bien, je lance un appel à Yasmina Reza par exemple, dont j’admire beaucoup le travail. Si elle ou un autre metteur en scène veut en faire la grande pièce - le « Art » de la crise économique -, j’en serais ravie.
Lors de vos premières années, vous faites un stage à la SEITA pour la promotion d'une marque de cigarette auprès des jeunes. C'est un constat édifiant.
Ce qui est édifiant pour moi, c’est comment, encore une fois, j’ai pu atterrir là sans me poser de question. Sans qu’à aucun moment l’école (dite grande) n’ait attiré mon attention sur ce que ça voulait dire de faire du marketing dans l’industrie du tabac, d’échantillonner des produits, c’est à dire d’inciter à fumer des jeunes qui ne l’avaient jamais fait en encourageant la « prise en main » des cigarettes, d’organiser des concours, de concevoir des stratégies pour contourner la législation… Ce cynisme là est tout à fait de mise, encore aujourd’hui, dans les écoles de commerce.
Au coeur d'une époque où les gouvernements ne jurent que par la croissance économique, vous en faites une description peu glorieuse. Vous parlez même «d'obscénité». Vous remettez ainsi en cause les préceptes enseignés dans les grandes écoles. Quelle sont les alternatives ?
Je dis qu’il fait arrêter de se gargariser avec ce concept de croissance quand aujourd’hui on en connaît parfaitement les limites. Dans trop de cas, la croissance au sens où on l’entend en Occident est synonyme de destruction de richesses. Je vous épargne l’image habituelle sur le nombre de planètes nécessaires dans seulement 10 ans si 2 milliards d’Indiens et de Chinois se mettent à consommer et à gaspiller aussi frénétiquement que nous. Depuis le temps qu’on le sait, j’ai du mal à comprendre comment les grandes écoles n’ont pas depuis longtemps réfléchi à d’autres modèles possibles. Si elles veulent être des acteurs responsables dans la société, ces grandes écoles qui se targuent de « former les leaders de demain » (quelle expression stupide !) doivent être proactives en matière de recherche, d’anticipation, d’expérimentation. Or jusqu’ici, elles ont plutôt été lamentablement suivistes.
Les alternatives ? Je crois qu’elles émergeront quand on aura le courage de penser autrement. Hors des cadres tout faits. C’est pour ça que, pour ce livre, je suis, par exemple, allée voir comment fonctionnait le micro-crédit au Bangladesh. Je ne dis pas que le micro-crédit soit la panacée, mais la démarche de Muhamad Yunus qui a eu le courage d’inverser la proposition « on ne prête qu’aux riches » pour mettre sur pied une banque des pauvres, une institution différente et qui marche, est certainement un exemple intéressant. Il y aurait beaucoup d’endroits, à commencer par la France, où on pourrait, de la même façon, inverser les approches afin de mettre des techniques éprouvées au service de problèmes de société. Je donne plusieurs exemples dans mon livre. Je m’interroge aussi sur l’idée de résultat net qui me semble devoir être un mix de critères financiers et non financiers. Intellectuellement, tout ça me semble constituer des défis plus stimulants pour un jeune diplômé que de chercher aveuglément à maximiser une « bottom line » !
Le questionnaire adressé à quelques uns de vos anciens camarades de promotion met en exergue des réponses accablantes, des critiques acerbes en des termes peu flatteurs. A quel niveau votre ouvrage peut-il faire avancer les choses ?
Je pense que beaucoup font aujourd’hui le même constat que moi, mais tout bas. Ou alors tout haut, comme dans le livre, mais sous couvert d’anonymat ! C’est très difficile d’ouvrir un débat serein sur ce qu’apportent aujourd’hui les grandes écoles de commerce en termes d’utilité sociale. Car soit vous n’êtes pas diplômé de ces écoles et on vous soupçonne d’être jaloux, ou on vous dit que vous ne savez pas de quoi vous parlez. Soit vous êtes du sérail et on ne vous pardonne pas de « cracher dans la soupe ». En ce qui me concerne, le volume de courrier que je reçois chaque moi me montre que les questions simples que je pose dans le livre et les pistes que j’esquisse trouvent un véritable écho et contribuent à faire que d’autres idées cheminent…
Lorsque vous l'avez écrit, vous le pensiez destiné aux pontes de ces Ecoles ou vous jugiez qu'il serait plutôt une porte ouverte pour les lecteurs dans une volonté de transparence ?
A HEC, on est formé pour mettre en œuvre un système économique dont on nous apprend qu’il est le meilleur et le seul possible. Or, pensons à tout ce qui dysfonctionne dans ce système. Il n’est vraiment convaincant ni en matière d’emploi, ni d’environnement, ni de cohésion sociale, ni de bien être au travail… Comme ces problèmes touchent tout le monde, j’ai voulu que mon livre puisse être lu par tous, lycéens, élèves de prépa, profs, employeurs, cadres… sans être jamais jargonnant. J’espère que j’y suis parvenue afin que puisse s’ouvrir un débat sur l’enseignement dispensé dans les business schools. Sauf à dire que les années de formation ne laissent aucune trace, on ne peut pas déconnecter ce qui se passe de la formation des décideurs. De la façon dont leurs esprits, leurs intelligences ont été façonnés – pour ne pas dire formatés. Au moment de la crise, en 2008, la Harvard Business School a mis tous ses cas pratiques à la poubelle, montrant ainsi qu’il fallait repenser de fond en comble la formation des managers. Il est grand temps que la France fasse de même.
En lisant votre livre, l'impression qu'HEC, au-delà de former des individus peu soucieux de l'humain, génèrent également des anti-citoyens sans humilité, arrogants et "ayant perdu le sens des réalités" pour la société réelle ?
A HEC, on apprend surtout, comme m’a dit un étudiant, à créer de la valeur. Mais est-ce que maximiser le profit est un objectif suffisant ? Dans « leader » il y a « lead », c’est à dire l’idée de mener, d’emmener le corps social quelque-part. Mais où ? C’est une question qu’on n’apprend jamais à se poser sur ce genre de campus. On n’est pas non plus très sensibilisé à la culture du doute…
Diriez-vous que ce genre d'Ecole incarne une anti-thèse au bonheur ?
Non, je me garderais bien d’une telle généralisation. Disons seulement que si l’on songe aux différentes philosophies du bonheur qui, depuis les Anciens, ont plutôt à voir avec l’importance de l’immatériel, l’art de goûter ce qui nous est donné et une certaine forme de sobriété, alors oui, on est assez loin de ça sur les campus des business schools.
A la fin de votre livre, vous parlez d'un système financier tel un Leviathan auquel l'élite économique semble soumise ainsi qu'au diktat des marchés. Y-a-t-il une issue à cette situation pour le moins préoccupante ?
Je m’étonne que la fine fleur de la finance se soit précipitée d’un seul élan dans les châteaux de cartes à haut risque qui ont mené à la crise. Je parle de « golden panurges», des moutons bardés de diplôme sans guère de courage ni de discernement. C’est pour ça que j’insiste sur l’importance des années de formation. Elles doivent imprimer en nous des réflexes de responsabilité et de morale. Elles doivent nous rappeler sans cesse que les outils que nous manions, en finance comme en marketing, peuvent avoir un impact considérable. Et qu’il faut donc les manier avec un recul critique, un souci de l’intérêt général qui restent, à mon sens, la véritable marque d’une élite éclairée digne de ce nom.
Crédit photo Florence Noiville ( D.R)