Salle 5 - vitrine 3 : les chats - x. le grand chat d'héliopolis

Publié le 30 novembre 2010 par Rl1948

   Les Egyptiens, c'est indéniable, furent d'excellents observateurs d'une nature qu'ils avaient appris à scruter, à déchiffrer, à utiliser, à admirer probablement aussi, bref à parfaitement connaître, profitant ainsi au maximum des bienfaits qu'elle pouvait leur apporter.

   Les représentations animalières, dans l'élaboration des signes hiéroglyphiques par exemple, mais aussi en peinture et en ronde-bosse, en constituent une preuve manifeste. Comme en est une autre toute leur littérature, qu'elle ait trait à la poésie, à la cosmogonie ou qu'elle soit plus spécifiquement funéraire.

   Ainsi en fut-il du chat, que nous découvrons progressivement ici dans la vitrine 3 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre depuis le 21 septembre.

   Vous vous souvenez très certainement, amis lecteurs, de mon intervention de mardi dernier quand, après vous avoir invités à admirer la statuette E 13245, je vous avais promis d'aujourd'hui évoquer le grand chat d'Héliopolis.

   Dès la préhistoire, évoluant à l'état sauvage aux franges du désert, le chat égyptien adopta un mode de vie qui ne pouvait primitivement le faire apparaître que comme un prédateur, un chasseur puissant et agressif ainsi que le définissait Jean Yoyotte dans le Dictionnaire de la civilisation égyptienne, supputant même qu'il représenta, aux premiers temps de la civilisation le prototype initial du "grand chat d'Héliopolis", très vieil être solaire qui protégeait l'homme et lacérait le serpent du mal au pied de l'arbre sacré.

   Mais à quoi diantre l'égyptologue faisait-il alors allusion ?

    

     Afin de le comprendre, il vous faudra m'emboîter le pas pour avancer dans l'intrication parfois très complexe des dieux égyptiens et des systèmes cosmogoniques dont ils sont partie prenante.

     Nos sources, en la matière, je le suggérais ci-avant, résident dans un  imposant corpus de textes religieux qui, depuis quelque trois décennies maintenant, s'il n'est pas vraiment exhaustif, permet à tout le moins de disposer des plus fondamentaux d'entre eux dans une traduction certes encore amendable, mais néanmoins déjà parfaitement fiable. 

     Si précédemment, j'eus l'occasion de succinctement envisager cette littérature funéraire, je vous  propose aujourd'hui d'y revenir de manière à étayer mon propos.

     Apparaissant sept siècles après la naissance de l'écriture sur les rives du Nil, les premiers textes eschatologiques dont nous disposons furent mis au jour dans la pyramide du roi Ounas, de la Vème dynastie (il y a quelque 4500 ans), ainsi que dans celles de ses successeurs immédiats : c'est la raison pour laquelle les égyptologues ont pris l'habitude de les appeler Textes des Pyramides, alors que la majorité de ces tombeaux de l'Ancien Empire soient complètement anépigraphes !

     Là, déjà, l'on trouve trace d'une déesse chatte appelée Mafdet - que d'aucuns préfèrent plutôt assimiler à une panthère -, tuant un serpent avec ses griffes.

     Parallèlement sont connues plusieurs représentations de cette scène et, notamment, sur la panse d'un vase de pierre exhumé d'une tombe royale d'Abydos, antérieure de près de 600 ans aux inscriptions dans les pyramides.

     Par la suite, au Moyen Empire, ce fut sur des couteaux dits "magiques" qu'elle figura : faisant partie du mobilier funéraire dont le défunt aimait s'entourer pour l'éternité, ces instruments étaient empreints d'une connotation apotropaïque dans la mesure où ils étaient notamment destinés à le protéger dans l'Au-delà de certains dangers de l'existence quotidienne, tels les scorpions et les serpents.

     Si l'on y retrouvait représentés tout autant le lion, la panthère ou le scarabée, le chat y joua un rôle important plus que très probablement parce que son habileté à précisément détruire les serpents avaient depuis longtemps déjà été unanimementreconnue.

     C'est, pour revenir à la littérature funéraire, à ce même Moyen Empire, vers 2000 avant notre ère, qu'apparut, reprenant et amplifiant les anciens Textes des Pyramides, un nouvel ensemble religieux auquel il sera donné le nom de Textes des Sarcophages : si les premiers étaient essentiellement dévolus à  transformer le corps des souverains égyptiens décédés - et parfois de leurs épouses -  en compagnons de Rê et à faciliter leur progression vers l'Au-delà, cette nouvelle mouture étendra ses bienfaits à tous les sujets de Pharaon.

     Dans l'une de ses formules, la n° 335 A, on peut lire, censée être prononcée par le défunt, cette affirmation qui nous intéresse ce matin : "Je suis ce grand Chat près de qui se fendit l'arbre-iched à Héliopolis".

     Quelques siècles plus tard, le Nouvel Empire crée une troisième "version" de ces textes prévus pour accompagner l'Egyptien dans sa vie post mortem qui, tout en conservant également les précédents, en propose de nouveaux : il s'agit du Livre pour sortir au jour, plus communément et, à mon sens, erronément appelé Livre des Morts. 

     Et là, notre chat est assimilé à Rê en personne !

     En effet, dans le chapitre 17, le premier à faire allusion à la régénération matutinale du trépassé en un soleil triomphant, le mort s'y présente d'abord comme étant le maître universel, le dieu Rê : "Je suis ce chat près de qui se fendit l'arbre-iched à Héliopolis, cette nuit où sont anéantis les ennemis du Maître de l'Univers.

- Qui est-ce ? - Ce chat, c'est l'enfant Rê lui-même ; on l'a appelé "chat" (Miou) quand Sia dit à son sujet : " Y a-t-il un semblable (à lui) dans ce qu'il a fait ?" ; c'est ainsi que fut créé son nom de "chat".

     Permettez-moi d'ouvrir une toute petite parenthèse pour simplement signaler qu'intervient ici un jeu de mots sur le terme égyptien Miou qui nous est maintenant devenu familier puisque nous avons vu qu'il signifiait "chat" et apprenons aujourd'hui qu'il peut aussi avoir le sens de "semblable".

     Et ce sera traditionnellement une vignette représentant un chat (ou, parfois, une chatte) avec à la patte un couteau tranchant la tête du serpent Apopis (ou Apophis, selon certains) au pied de l'arbre sacré d'Héliopolis qui accompagnera le chapitre en question, telle celle ci-dessous, dans le superbe Livre pour sortir au jour d'Ani, acquis jadis par le British Museum de Londres qui, comme j'ai eu l'opportunité de l'indiquer en réponse à un  précédent commentaire, expose depuis le 4 novembre dernier un certain nombre de sa prestigieuse collection de papyri funéraires. 

(Un merci tout particulier à Madame Florence Doyen, d'Egyptologica, de m'avoir une fois encore aimablement autorisé à disposer ici d'un cliché de ce remarquable document.)

   Après avoir ainsi, pour les besoins de mon intervention, rapidement balayé ces grandes compositions funéraires mises au point par le clergé égyptien,  me semble à présent venu le moment de vous expliquer le rôle qui fut dévolu au chat dans ce mythe héliopolitain évoqué depuis le début de notre rencontre.

     L'Héliopolis des Grecs, la Ounou des Egyptiens, fut une métropole du Delta du Nil, capitale du 13ème nome de Basse-Egypte, dans laquelle étaient adorés, comme l'indique l'étymologie du patronyme grec, des divinités liées au soleil  : Rê, bien sûr, l'astre à son zénith, Khépri, le soleil renaissant et Atoum, quand il se couche.

     Comme je l'ai il n'y a guère expliqué également en réponse au commentaire d'une lectrice, cette fois, d'Héliopolis émanait l'ennéade divine, c'est-à-dire un groupe de neuf divinités symbolisant, pour les prêtres théologiens, les diverses forces qui permirent le Monde : Atoum, l'entité créatrice (plus tard assimilé à Rê), puis ses enfants Shou, l'atmosphère, l'air sec et Tefnout, l'air liquide, l'humidité ; ensuite, ses petits-enfants, Geb, la terre et Nout, le ciel, ainsi que leurs descendants, les deux couples formés par Osiris et Isis, Seth et Nephthys.

     Si Atoum, le démiurge, se dissociant de l'Océan primordial, le non-être, l'incréé, où rien n'était mais d'où tout allait être possible, ce Noun qui préexistait aussi au monde ; si Atoum donc façonne son propre corps - "Je suis celui qui s'est créé", peut-on lire dans une formule des Textes des Sarcophages -, il amène également à l'existence quelques serpents destinés à l'aider dans la suite du processus de création.

     De ces ténèbres primordiales doit aussi sourdre l'oeuf d'où surgira Rê, le soleil, la lumière.

   C'est entre le monde créé et l'Océan premier qu'en se couchant, il descend chaque soir pour se régénérer ; c'est là que, chaque matin, un serpent géant guette son arrivée dans l'embarcation qui va le mener au jour.

     Bien qu'ayant un pouvoir régénérateur, les eaux de l'Océan primordial sont également grosses d'entités menaçant le monde constitué : parmi ces forces de l'incréé, Apopis, le perpétuel ennemi de Rê ; Apopis, l'éternel adversaire des dieux ; Apopis, celui qui n'a ni commencement ni fin, qui n'appartient pas à ce qui existe. Il se doit donc d'être conjuré chaque matin, lui qui quotidiennement, inlassablement, réitère ses assauts contre la barque solaire.

     Mais comme son corps ne peut, par définition, être mortellement atteint, comme l'animal est donc indestructible, la puissance menaçante du chaos qu'il représente n'est annihilée qu'un instant, celui du geste tranchant infligé par le grand chat d'Héliopolis qui ne l'atteint que parce que le monstre ophidien fut un jour privé de certaines de ses capacités sensorielles suite à un envoûtement  magique d'Isis, l'empêchant dès lors de se situer.

   La scène de la décollation d'Apopis par la patte armée du félidé, souvent représentée sur papyri, mais aussi dans certaines tombes, eut lieu dans le bois sacré de la ville d'Ounou, butte héliopolitaine, sorte de tertre artificiel recouvrant vraisemblablement une crypte détenant les effigies des dieux de l'Ennéade au centre duquel se dressait le balanite (Balanites aegyptiaca), le légendaire arbre-iched, que la littérature égyptologique confond encore trop souvent avec le perséa : c'est sur ses fruits ou  ses feuilles que Thot, le scribe suprême, inscrivait le nom de couronnement de chaque souverain accédant au trône d'Horus.

   Pour la petite histoire, il faut savoir que les bois sacrés de dix-sept des quarante-deux nomes d'Egypte en étaient plantés. 

   Symbole de la déesse Nout, selon certains textes, en se fendant, l'arbre-iched permettait au soleil de sortir chaque matin.

   A Deir el-Médineh, au registre médian du mur sud du deuxième caveau de la sépulture d'Inherkhâou (TT 359), chef d'équipe des ouvriers de la Tombe aux temps de Ramsès III et IV, le félidé en question, bizarrement toutefois doté d'oreilles de lièvre (?), maintient d'une de ses pattes la tête de ce serpent viscéral opposant de Rê et de l'autre, lui tranche le corps.

    

   ( Je dois ce document photographique de la plus connue des représentations de la scène de l'annihilation momentanée du serpent Apopis par le grand chat d'Héliopolis à l'extrême affabilité de Catherine, une amie genevoise, qui m'a, sans hésitation aucune, permis de l'exploiter ici :  qu'elle en soit grandement remerciée.)

     Non visible sur son cliché, un extrait du chapitre 39 du Livre pour sortir au jour qui précise : "Formule pour repousser l'ennemi, pour décapiter et ligoter Apopis ..."

   M'est-il vraiment besoin d'ajouter - sans faire injure à mes lecteurs les plus assidus - que ce rite commémore une nouvelle fois la victoire du monde civilisé sur le chaos toujours prêt à renaître ?

(Barguet : 1967, 55-61 ; ID. 1986, 568 ; Corteggiani : 1995, 141-51 ; Hornung : 1987, 143-91 ; Malek : 2006, 77-84 ;  Meeks/Favard-Meeks : 1995, 13-20 ; Yoyotte : 1959 : 49)