Magazine Journal intime

Radical

Par Eric Mccomber
Encore la nuit. Rosie sous moi, nous filons à flanc de falaise, sur une étroite corniche, au cœur de la nuit. Nous allons voir ma famille. J'ai le vieux Jarvis sur le porte bagage. Il me tient par les épaules et ses doigts de vieillard sont fermes et sûrs. Ça monte en faux plat et les vagues énormes et sauvageonnes sont celles de la Havane. En fait, nous roulons sur le Malecon, avant la construction du Malecon. Avant la ville. Avant Colomb. Pas trace de civilisation. Même les Arawaks n'ont pas encore posé le pied sur la Isla Grande. Rosie, elle, n'est pas fabriquée. Elle est. Elle vit. Elle est une partie de moi. Les immenses lames salées viennent lécher la berge. L'eau est chaude et délicieuse. Mes pieds, chaussés de sandales, se délectent de la sensation.
Tout en haut, nous entrons dans une cathédrale d'immenses arbres. Le jour s'est levé, mais ne pénètre pas le feuillage. Dans cette forêt, c'est la nuit en permanence. Les sons humides et feutrés flattent mes oreilles. Jarvis saute dans le sentier et disparaît entre les troncs en rigolant. Un vrai faune ! Je suis un peu fatigué et je décide de prendre un pause dans la clairière qui se dessine devant. Au centre, règne un gigantesque saule, ou un baobab, un mallorn… Je sais pas trop. Je pose Rosie contre une des racines qui doit bien saillir à un mètre du sol. Je m'assois sur une autre, dont le genou bien plat fait un banc idéal. Je ballote les pieds, tout joyeux. Simplement confortable. Tremblant de bonheur, en fait. Je suis enfin chez moi. Je réalise que je me trouve dans cette sylve que j'avais pris l'habitude d'arpenter, près d'Oban, au pied des Highlands. Il m'apparaît pour la première fois que Cuba, Montréal, l'Écosse, la Charente, ne sont qu'une seule et même île. Rosie a l'air à sa place, au sein de la végétation qui l'enserre déjà.
— Tu comprends, alors ?
C'est l'arbre qui cause.
— T'es pas trop triste ?
Pas si surpris, je cherche la bouche, ou les yeux, je tente de savoir à quelle partie m'adresser. Je lâche à tout hasard :
— Je vois pas trop de quoi vous me parlez.
— C'est toi qui a décidé.
— Quoi ?!
— Un de nous devait y aller.
— Où ?!
— Dans le monde frénétique.
— Quoi ?!
— Émile. Tu ne te rends pas compte, que tu es plus de nous que tu es de toi ?!
— Charabia, monsieur l'arbre. Z'avez pas vu mon ami Jarvis ?
— Jarvis est une de tes branches, mon frère. Tu n'es pas homme. Pas tout à fait.
— Bon… Hi, hi, hi.
— Tu n'as pas remarqué que tu ne comprends rien à leur monde ?
— Eux non plus…
— Mais tu ne fais pas partie de leur monde. Tu es étranger à leur monde…
— Extra-terrestre, ça, oui, je l'ai souvent senti.
— Non. Tu es terrestre. Mais pas humain. Pas tout à fait.
— Uhmm…
— Nous avons commis une grande tricherie pour te faire naître, Émile Duncan.
— Pfff…
— Tu comprends, ce que je dis !?
— Pantoute. Mais ça a l'air un peu prétentieux.
— Mais tu entends mes mots. Tu parles avec moi.
— Beeehh oui ?!
— Pourtant, mes mots sont ceux des feuilles et du vent.
— Euhh…
— Tu comprends ma langue… Faite de bruissements et de friselis.
— Maintenant que tu le dis.
J'écoute. Et à des kilomètres, j'entends les chants des arbres et je les comprends. Je comprends ce qu'ils disent.
— Tu as toujours écouté nos conversations.
— Oui.
— Mais tu ne pouvais pas assimiler.
— Je percevais parfois des bouts. Des… euh… des émotions. Colère, extase…
— Oui. Il n'y a qu'ici, que tu peux comprendre. Nous sommes ta famille. Nous sommes en toi.
— Euh… Oh ?!
— Oui. Tu es parti en mission.
— Bah.
— As-tu oublié ?!
— Oh… Je sais pas trop.
— Tu n'es pas là pour livrer les petites batailles.
— Bon ?!
— Tu es là pour remporter la guerre.
— La guerre ?
— Si.
— Beeh.
— Tu dois négocier la paix pour nous.
— Avec qui ?!
— Si tu n'y parviens pas, tu devras préparer sa destruction.
— Sa destruction ?
— Oui.
— La destruction de l'Ogre ?
— Tu sais enfin son nom.
— Détruire l'Ogre ?
— Sauver ce qui vit.
— Mais…
— L'Univers est une pierre grise, froide et inerte.
— Oui.
— Un seul bouquet vert à des milliers d'années-lumières.
— Oui.
— Une seule petite boule de glaise capable de faire éclore la volonté.
— Oui.
— Une seule.
— Oui.
— Pas d'échappatoire, Émile.
— Non.
— Une seule crotte de boue, de laquelle pointent la tendre chair et ses cycles.
— Oui.
— Une seule.
— Oui. La Mona Lisa…
— Nous sommes d'accord.
— Préserver ça aussi.
— C'est entendu.
— La Sixtine et la Moonlight et Voyage au Bout de la nuit…
— Nous sommes conscients de ce qui nous échappe et nous indiffère, mais nous dépasse.
— La vie.
— Simplement.
— La préserver.
— Évidemment.
— Simplement.
— La vie.
— Ouh !
— Réveille-toi.
Mes doigts. Le bout de mes doigts… terminé par des langues… Des bouches… Je suce la sève de la terre… La rafraîchissance… la pétillance… la vitalisance… L'argile fertile me sert de lit… Je m'y fais un nid vivace. Je règne sur tout un périmètre… Chaque caillou est recensé. J'ai redessiné mon territoire. Et mes nombreuses épaules se terminent en large corps, dur, ma peau est profonde, ruisselante de vie… Je suis habité, je sers d'abri, à toute une ménagerie de petites consciences, qu'il me fait plaisir de nourrir de mes excédents. Ma tête est immense et mes chevelures se dandinent au vent, valsent et tanguent, craquent et bruissent…
Soudain l'orage s'annonce, dans l'air et dans la terre. Je tourne de côté mes dix-mille yeux, pour les protéger de l'ondée. Sur l'autre versant de la grande pierre, près du ravin, mon ancêtre Jarvis aussi tressaille et frissonne… Feuilles tremblantes… Étiré… Comme moi… Sur la pointe des racines… L'élixir bientôt me lavera, nous lavera tous… J'ouvre grand, je me prépare à la jouissance…
—© Éric McComber

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