Jacqueline Salmon serait-elle une photographe-cartographe ? Son exposition à Evreux (jusqu’au 24 décembre) parle du temps, du temps qu’il fait, du temps qu’il est, du temps qui passe. On commence par rêver devant son Nuancier, un mur de photos du ciel et des nuages, présentées de manière verticale, sur des feuilles de papier flottantes, évoquant un peu les rouleaux de peinture chinoise. On se prend à rêver aux cieux des Vénitiens et des Hollandais, ou aux Equivalents de Stieglitz, avant de remarquer que ces ciels sont bien étranges, ces nuages bien tourmentés, ces bleus bien disparates : c’est que chaque bandeau est une composition des ciels observés pendant une semaine et empilés l’un sur l’autre, en quelque sorte. Le temps qui s’écoule s’insère ainsi dans le temps qu’il fait, on pourrait réunir un magnifique calendrier, un damier annuel de ciels du gris au bleu, du nuage noir à l’azur immaculé. Mon préféré, ci-contre, peu serein et assez violent est le bandeau de la semaine du 5 au 11 avril 2010; que faisais-je donc cette semaine-là ?
La même salle propose d’autres photographies célestes sur lesquelles se picotent les traits des cartes météorologiques des vents, tous ces signes semi-cabalistiques que nous tentons de déchiffrer en avant-dernière page de notre quotidien, et aussi des dessins de fronts nuageux, de vents, de courbes de pression, ici dépouillés et réduits à un alphabet de hiéroglyphes. C’est tout un monde de signes, d’analyses et de prévisions que Jacqueline Salmon tente ainsi de se réapproprier : si les photographies sont superbes, les simples cartes graphiques semblent un peu laborieuses, un peu trop formelles et étiques.
La salle suivante montre son travail avec des immigrés rencontrés à Evreux lors de sa résidence : une rangée de portraits photographiques de ces immigrés est jalonnée de reproductions en noir et blanc de portraits par Piero della Francesca, à la recherche de soupçons de ressemblance. Plus intéressantes sont les petites cartes griffonnées au crayon, par lesquelles ces immigrés racontent leur trajet, leur venue en France, leur vie : ce ne sont que d’humbles gribouillages, mais c’est leur vision du monde, leur manière de l’appréhender, de l’apprivoiser. Elles pourraient figurer dans le petit recueil de Kris Harzinski, fondateur de la Hand Drawn Map Association.
La troisième salle parle des cartes comme témoins et vecteurs de pouvoir : carte des flux financiers ou migratoires, carte des pays fabriquant ou utilisant des bombes à fragmentation, etc. Ce sont des cartes muettes, de simples signes graphiques, et il faut deviner la carte du monde qui les sous-tend pour distinguer ici la France, la Chine ou Israël. De grandes formes colorées au mur, aux contours étranges, témoignent du gerrymandering à la française : reconfiguration de circonscription électorale pour maximiser les chances d’un élu, aux dépens de toute logique géographique. Chaque fois, de petites légendes au crayon exigent de se pencher et de lire pour comprendre. Cartes de vidéosurveillance aussi, tous les endroits qu’on peut voir et tous les endroits d’où on est vu; on pense à Francis Alÿs, entre autres.
Enfin, quelques photographies d’un ensemble HLM des années 1950 et 1960, au temps où on sortait des taudis, où les HLM c’était le Paradis, où Le Corbusier était un demi-dieu; ce petit garçon en culottes courtes, ce pourrait être moi. De l’eau a coulé sous les ponts depuis en matière d’urbanisme et d’architecture, et ces photos nostalgiques sont ici montrées taguées, réintroduites ainsi dans la modernité blafarde des banlieues.À l’étage de la Maison des Arts, les belles photographies de Guillaume Vallvé montrent des paysages de l’Eure vides, déserts, infinis, sous un ciel immense et blanc.