Avant de commencer :
1) Bonjour monsieur Macé-Scaron !
2) Attention, certains éléments de cet article dévoilent certains tenants & aboutissants de ce livre.
3) La fin du troisième paragraphe (la théorie) est un peu foirée. Le fond étouffe la forme de façon trop brutale selon moi, j'aurais aimé que ça soit plus... sucré. Ceci dit, c'est un passage d'une honnêteté absolue.
Sinon.
Sinon, l'autre jour je disais : « Bien fait ! ». Ouais, bien fait ! Connard de Buchmann ! – Homme Livre mon cul ! Gros patapouf des mes deux. Ça t'apprendra à faire des cosmogonies bidons en buvant les larmes d'une mourante. Est ce qu'il n'y a pas déjà eu assez de raclures dans ton genre pour que tu apparaisses comme un bouquet d'orties entre mes mains ? Dire que j'ai tourné une bonne partie de ces... quoi ? allez genre 350 pages écrites à l'acier trempé en croyant que tout était sous ton contrôle – il faut bien avouer que c'était avant, avant que la lecture ne devienne une ronce énorme restée comme un accroc sur mes rétines. Mais je retournerai sans doute voir comment tu te débrouilles sachant ce qui t'attend. Rien de sadique là-dedans mais juste un besoin inoffensif de définir un cadre car certaines lectures construisent des tas de notes assez encombrants sans que l'on parvienne à y organiser quoique ce soit. Apprendre à prier à l'ère de la technologie comme un livre dense & moral (une fois la parka idéologique foutue en l'air), un vrai bon roman à mâcher avec application. Lui corner deux trois pages, comme ça, de la main gauche, faire du surlignage sans jamais y revenir, juste parce que quelques phrases semblaient briller un peu trop fort pour être laissées tranquilles (« On ne saurait confondre ce qui inspire de la peur & du respect avec l'électricité à haut voltage ») & le reposer sur le bureau où il a déjà laissé sa petite trace. C'est que caché derrière cette affreuse couverture, derrière une maquette vieillotte à la typo schizophrène, se trouve certainement l'un des champions de l'année. Oui. Il se pourrait bien que le Portugal ait enfin trouvé quelque chose de classe à nous refiler qui ne soit ni des éditos économiques suicidaires ni l'horripilante doublette Mourinho/Ronaldo, beaux gosses sadiquement doués & méga têtes à méga claques de leur état. A quelques semaines d'un bilan FFC 2010 qui s'annonce maousse costaud Gonçalo Tavares vient de placer une bille dans le tas & elle est pas si loin que ça du calot.
Le sujet
Qui pourrait nier qu'une quantité biblique de personnages n'ont jamais rien eu à nous dire ? Des fois ça durait même sur des centaines & des centaines de pages à regarder des silhouettes en deux dimensions baver des séries de palabres tristounettes sans autre utilité que de nous arracher à quelque chose de plus précieux. J'ai lu des livres gris & binaires qui m'ont laissé abattu pour des jours entiers. Le cas de Lenz Buchmann, mâle alpha, chirurgien vedette & star montante de la politique locale, est relativement complexe. Ce n'est pas un personnage plié à la va-vite. Les phrases qui s'occupent de lui sont droites, pleines d'économie & de contractions nerveuses, de sous-entendus & d'une beauté, baby, que l'on dirait sans doute « froide » – c'est-à-dire d'un attrait sans commune mesure mais dépourvu de toute promesse sexuelle. Celui qui dit le contraire doit passer plus de temps sur Deviantclip que sur Youporn & à mon avis ça en en dit long sur la psychologie de nos années numériques. Mais revenons en à notre loup... Le verbe de Lenz Buchmann est net & précis, un peu comme son coup de bistouri, un peu comme le sont certains discours politiques : cela manque cruellement d'humanité. Mais ça n'est pas ce qui importe vraiment. Buchmann est une machine de guerre, froide, qui s'est lancée dans un programme de domination massive sans que cela ne souffre la moindre remise en question. Il n'y a pas de place pour les fioritures & la digression. L'écriture de Tavares suit d'ailleurs le même programme d'amaigrissement. Pas un bout de gras sur les cuisses. Rien de mal dans cette remarque, bien au contraire, mais il m'est difficile d'être tout à fait impartial alors que je sors à peine de l'énormissime Renégat de Jirgl & voilà Hilsenrath que j'aborde avec le retard de l'archéologue chanceux. Deux romans dont les personnages jaillissent littéralement de la page, faits de dimensions multiples, exponentielles, pleins de bourrelets que l'on parviendrait presque à tâter pour de vrai si bien que lorsqu'on en arrive à serrer la pogne d'un type comme Buchmann la première impression est de se dire qu'il manque quelque chose à ce sinistre serpent. Ce serait néanmoins une grave erreur que d'aborder Apprendre à prier... par cet angle. On passerait à côté de l'essentiel.
La théorie
De même, il serait vraiment dommage de prendre ce livre pour ce qu'il n'est pas : une chronique idéologique. La première partie dans son aspect le plus anthropologique ne laisse que très peu d'espace à l'imagination & fonde son infernale efficacité sur une approche didactique - l'ascension d'un chef, d'un surhomme à la sauce nazi... Les analogies au nazisme, ou en tout cas à sa gestation, sont d'ailleurs nombreuses. Les patronymes à consonance allemande, les différentes évocations historiques, l'idéologie fanatique exsudée par Buchmann & les membres du « Parti », toute la « décoration » en sous-main du livre fait référence à cet entre-deux-guerres rempli de brasseries munichoises & de regards mauvais. La couleur des murs facilite souvent la transmission des idées mais c'est bien partout ailleurs que s'écrit l'histoire de Tavares. Il s'agit juste d'une enluminure individuelle car la fureur du dehors n'a aucune valeur pertinente. C'est un procédé que l'on retrouve de façon altérée dans plusieurs romans de Bolaño ou, plus proche de nous, dans le Cadence de Velut. Dans cette apparente sécheresse poétique la route est donc balisée sans autres alternatives que la puissante silhouette de Lenz Buchmann comme horizon. Il est ainsi déshumanisé dans notre lecture, privé de notre compassion. Les pages qui parlent de son travail de chirurgien, par exemple, sont à ce sujet éloquentes. Sauver des vies n'est pas une question de bonté, c'est la maîtrise parfaite d'un geste précis, d'une technologie particulière. Rien ne dépasse, rien ne déborde. L'ordre est partout. L'efficacité (allemande, ça va sans dire) sans l'empathie... sentiment qui n'existe même pas dans le mode de fonctionnement de Lenz Buchmann qui tire d'une lettre d'adieu qu'une de ses patientes moribonde lui a remis toutes les conclusions possibles sur la bassesse & la faiblesse ontologique des hommes. Le livre est rempli de scènes de ce genre (certaines sont hilarantes, troublantes, les deux à la fois) mais je crois qu'aucune n'est aussi marquante que celle-ci. Plus que toute autre, elle place Lenz Buchmann au-delà de l'humanité & le pousse vers son destin expiatoire & inévitablement foireux car Apprendre à prier... n'est pas un livre idéologique mais bien une fable morale, comme celles que l'on apprenait par cœur à l'école, avec des animaux dedans. Disons qu'ici la morale flanche plus vers un matérialisme éthique que vers un idéal de justice, dans le sens où il n'existerait pas de morale transcendantale, pour qui que ce soit. Bien des hommes se placent au-dessus des valeurs morales, parce qu'ils en sont les créateurs, mais rien ne saurait leurs être épargné non plus. Cette idiosyncrasie édifiante apparaît nettement alors que Buchmann passe du métier de chirurgien (traitement individuel d'une maladie individuelle) à celui d'homme politique (« le monde des grands évènements & des grandes maladies »). Il ne s'agit pas alors d'un simple basculement de la technique vers l'idéologie pure, du matériel à l'idée pour faire vite, mais bien & surtout d'une question de pouvoir, de concentration des énergies en vue du contrôle. Ici, la technique est symbolique mais les ressorts sont strictement identiques. Le personnage de Lenz Buchmann, sans doute de façon lucide, incarne à lui tout seul l'éternelle confrontation entre idéalisme & matérialisme.
D'autre part, chez lui toute action, toute émotion, toute relation, la plus minime soit-elle, est induite par un rapport de force inébranlable. C'est ainsi, même en amour. Qui a le pouvoir ? En ce sens, Lenz Buchmann est aussi le loup dans la célèbre formule de Hobbes. L'antagonisme entre matérialisme & spiritualisme sous-entendu dans le titre du roman n'est en fait qu'une cabriole rhétorique qui se joue de lui. Dans le dernier & excellent livre de Damian Tabarovsky, dont je ne parlerai pas mais qui le mérite cent fois, il y a cette phrase de John Donne : « Variable, & en conséquence malheureuse, est la condition de l'homme ; à cet instant j'allais bien, à cet instant je suis malade. ». Comme de petites contingences peuvent avoir de grandes conséquences blah blah blah... la faillite de Lenz Buchmann s'abreuvera à la même source que tout ce qui l'a toujours porté vers l'avant. La mort de Dieu était aussi valide pour lui. Il pensait tout contrôler, tout maîtriser, jusqu'à son propre corps, mais dans une compensation d'une extrême jouissance Tavares placera la banalité de sa fin aussi haut que ne l'était son ego. Bien fait !
Le trauma
L'achèvement souverain & moral de Lenz Buchmann vient bien sûr de ses toutes premières années de formation, rendues au lecteur en deux pages extraordinaires – « L'adolescent découvre la cruauté » - où l'on voit l'emprise paternelle lester les épaules du jeune homme pour ne jamais plus les quitter. Apprendre à prier... est aussi un grand roman sur l'héritage & les bombes à retardement qui s'y cachent. Comme les livres qui tapissent la demeure familiale, le Mal est une question de diffusion & de passation. Les maîtres & les disciples se tiennent ici la main plus qu'ailleurs. Les relations de dominant à dominé, de père à fils, de patron à employé tissent la maille du canevas sur lequel s'écrit le livre. De la même manière que Lenz « fait », s'approprie la domestique sous la contrainte de son père, il « fait » Julia, sa secrétaire, à sa convenance & ce viol, bien que non physique contrairement à celui de la bonne, est tout aussi violent & durable. Une posologie intime du Mal voilà ce que nous montre Tavares. L'infusion idéologique passe souvent par les discours de masse, les parades militaires, l'usage hystérique d'un bouc-émissaire mais aussi par une relation de force plus personnelle, dans une cellule élémentaire & pernicieuse. Le poids de l'héritage sur toutes les épaules, toujours, jusqu'à ce qu'on se dise que l'on est en train de lire une sorte d'edit de la lettre que Kafka envoya à son père sauf qu'ici le rejeton aurait satisfait à toutes les attentes paternelles. Oui, mais non. On y aura même pas cru jusqu'à la moitié du livre & encore moins jusqu'à l'amorce de sa monumentale gamelle. Il était évident que ce trou de balle devait payer. Bien fait !
La prescription
La lecture est une boule énorme. Apprendre à prier..., sans atteindre les sommets dantesques de Renégat ou du Pont de l'Alma, est un bon, très bon roman comme il n'en sort que trop rarement dans ce pays de Lettres & d'Ecrivains. Lisez-le & vous aurez bien fait... (fastoche).
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Illustrations : inconnues