Un grand citoyen : Abraham Serfaty

Publié le 29 novembre 2010 par Ruminances

Le roi du Maroc (Hassan II puis son fils) considère les Marocains comme ses sujets. Ceux-ci s’y soumettent très généralement (ou en font mine) mais se revendiquent surtout citoyens, très souvent, de leur pays en proie à de forts conflits ou problèmes politiques. Parmi les citoyens marocains les plus engagés, l’Histoire a retenu Mehdi Ben Barka, mais à cause de son enlèvement crapuleux à Paris, de son exécution secrète par le pouvoir marocain et de la disparition de son cadavre.

L’Histoire retiendra désormais Abraham Serfaty, revenu mourir dans son pays, car redevenu citoyen marocain, après des années d’odieuse ‘déchéance nationale’. Le drapeau marocain a recouvert son cercueil, le 18 novembre dernier : il a gagné sa dernière bataille… à 84 ans !

J’ai eu la chance et l’honneur d’être, en octobre 1991, dans le comité nazairien qu’accueillait ce farouche militant : enfin libéré des sinistres geôles royales de Kenitra (le bagne de Tazmamart fut pire encore) après 17 ans, il était banni du Maroc.

Exilé en France, de santé chancelante due aux tortures (à 64 ans il en paraissait au moins 10 de plus), il vint à Saint-Nazaire pour sa première visite hors de Paris. Il voulut d’abord se recueillir devant le monument qui célèbre la révolte des esclaves et l’abolition de l’esclavage. J’y ai pris la photo ci-contre : on aperçoit ce monument derrière le groupe autour de lui, au centre. Il nous demanda d’abord de rester en retrait et vint, seul, se recueillir, les mains posées sur la plaque du monument, immobile, dix minutes devant l’estuaire de la Loire où se dresse cet étrange et beau monument : il représente schématiquement un bateau nantais négrier échoué qui se déchire et d’où s’évadent les esclaves ; sur la coque dont les membrures se dressent vers le ciel, des esclaves de bronze, encore entravés par les chaînes, appellent au secours et lèvent le poing… Puis, sans qu’il ne nous dise mot de sa longue méditation, il nous invita, après s’être séché les yeux, à le rejoindre, pour la photo… Sacré bonhomme ! Si émouvant, si fatigué, mais indomptable, le regard grave et sourire facile !

Je connais le combat et la plume d’Abraham Serfaty depuis longtemps, du temps de la revue ‘Souffles’ qu’il anima, après sa fondation par Abdellatif Laabi : je l’évoque d’ailleurs dans mon article du 28 avril 2010 ‘Le labyrinthe de la vie et du livre’, de A.Laabi. Tout récemment, Bernard Langlois, sur son blog (lisible via Politis.fr dont il fut ‘le patron’) écrit fort justement :

‘Ce juif de Tanger était un soutien convaincu de la cause palestinienne ; il considérait le sionisme comme une idéologie raciste’. Et en effet, du fond de sa solitude, il a écrit (1981/1985) un magnifique livre : ‘Écrits de Prison sur la Palestine’, qui m’avait beaucoup appris et reste hélas d’actualité (j’ai perdu cet ouvrage : sans doute est-il chez quelque ami oublieux de me le rendre !).

On oublie surtout trop que beaucoup de juifs (et même la majorité !) furent antisionistes, tant parmi les ashkénazes que les sépharades. Hélas, beaucoup d’États arabes (Irak, Égypte, Yémen, Tunisie, Maroc) ont chassés leurs nationaux juifs, du fait des guerres d’Israël. Lequel a ‘invité’ (avec problèmes, souvent !) ces expulsés… dont certains sont devenus (après ‘conversion au sionisme’ !) d’utiles agents arabophones des services de renseignements israéliens, aussi puissants que leur armée…

Au fait, on peut reprocher à juste titre à des courants islamistes d’être devenus antisémites depuis tant de victoires israéliennes. Mais ne pas oublier que c’est d’abord bien ‘en tant qu’État Juif ’ (une aberration pour les ‘juifs orthodoxes’ !) qu’Israël a instillé le poison de sa propagande au sein de populations arabos-juives ancestrales… d’où les réactions en chaîne des pouvoirs publics et la montée de l’islamisme radical !  Serfaty évoque bien cet aspect trop méconnu du conflit… Abraham, lui, fut ‘déchu de la nationalité marocaine’ à sa libération de 1991 : elle fut rétablie  grâce aux pressions internationales contre le scandale des prisons royales ; grâce aussi à deux femmes, Christine Daure (qu’il épousa en prison !) et Danielle Mitterrand …

On lui trouva même une bien fantaisiste ‘nationalité brésilienne’, mais il tint bon, et réussit il y a quelques années – après la mort de Hassan II – à recouvrer sa nationalité et revenir – en fauteuil roulant – vivre dans son pays, y obtenir un poste honorifique de conseiller du roi pour les questions de ressources minières (sa spécialité de géologue). Et finalement mourir au pays.

Quel parcours, de communiste atypique comme il y en a tant… Et surtout de ‘Grand Marocain’ face aux petits rois !