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Rue Sainte Catherine. 9 février 1943. Le veilleur de plumes...
Publié le 13 janvier 2008 par Sarah Oling
De là où je suis, je les ai tous vus. Je ne sais pas compter le temps qui
passe, mais ce mur contre lequel je me blottis me rend presque minéral. Plus rien ne compte que ces êtres qui s’agitent en bas et qui ne m’entendent pas.
Plusieurs fois ma compagne est venue me chercher, puis repartie. Moi, je reste là. Celle que j’attends s’appelle Léah. Je le sais. Elle est déjà venue. Avant que la nuit envahisse l’espace d’où
je les observe. Avant que le jour revienne et avec lui sa froide morsure. Quelqu’un l’a appelée, elle s’est enfuie. Elle semblait terrorisée. Puis d’autres sont arrivés, entrant dans cette
allée juste en face de moi. Et n’en ressortant pas. De pauvres gens, semblant avoir froid et faim.
Cette rue est la mienne. Je la connais pour l’avoir traversée de part en part, depuis mes tout premiers envols. Je l’ai connue joyeuse et animée, je me souviens de jeunes couples rieurs sortant
du studio de photo juste en dessous de mon refuge. Il me revient en mémoire avec une délicieuse nostalgie les miettes de gâteau semées sur le trottoir d’en face, là où un pâtissier s’était
installé. En plongées heureuses, nous venions ripailler quand les passants cessaient un instant de passer.
Mais c’était avant. Avant qu’une plaque ne soit posée au 12 de la rue, celle du « Comité d’Assistance aux Réfugiés ». Cette allée est devenue ensuite le siège de la Fédération des
Sociétés Juives de France. Oui ! Nous savons lire et entendre. Sur un autre mode que le votre, mais nous savons. Et depuis la rue est devenue sombre et triste.
Maintenant j’attends Léah. Pour la prévenir. Pour qu’elle prévienne les autres. Ils sont arrivés hier. Des hommes en uniforme. Nombreux. Et ne sont pas ressortis. Comme ceux que j’ai essayé
d’appeler. Mais que font-ils tous ? Je sens la menace et la peur envahir tout l’espace. Quelque chose d’inéluctable et de tragique est en route. Et je ne sais comment l’arrêter. Il ne m’a
pas été donné la puissance et les mots. Je suis un veilleur qui essaye de dépasser sa condition originelle. C’est pourquoi j’attends Léah. Léah et sa chevelure rouge. Léah si frêle qu’elle me fit
penser à un elfe quand elle se retourna un bref instant pour voir qui la hélait ainsi. Léah glissant sur les pavés, les effleurant à peine, puis disparaissant par la Place des
Terreaux.
Deux silhouettes s’avancent presque sous ma cachette. Ils ont des yeux sans
lumière. Ils hésitent un instant, regardent la plaque, le porche , la plaque encore. Celui qui semble le plus âgé pose sa main sur l’épaule de l’autre homme. Il lui murmure « Feiwel,
nous devons aller chercher du secours. Nous n’avons plus rien, tu le sais ? » Puis ils s’avancent encore. Je m’approche un peu, essayant de faire diversion. Eux-non plus ne me
voient pas. Ils sont avalés par l’escalier. Puis Léah arrive. Et je ne peux rien faire non plus. Elle est déjà dans l’escalier quand un des hommes en uniforme l’attrape par la main.
J’ai attendu, longtemps. Puis je l’ai vue ressortir en courant. Mais pas les autres. Des camions sont venus. Puis le silence est retombé sur la rue.
Je n’ai rien pu faire . Je ne suis qu’un veilleur de plumes.