Il y a des spectacles dont on n’entend pas parler alors qu’ils sont excellents. Les tambours et les trompettes médiatiques ne célèbrent pas suffisamment les créations qui ne sont pas étiquetées grand public. Peut-être pensent-ils qu’il faudrait donner quelques clés pour mieux les comprendre et qu’il leur est plus facile de « faire la promo » des méga-productions privées …
Cela avait été largement précisé : la présence sur le devant de la scène d’un fauteuil à roulettes aurait symboliquement pour fonction de nous rappeler qu’Alain Bashung devait interpréter en direct les chansons du spectacle. Le fauteuil illustre l’absence, comme une coquille vide. L’arrivée silencieuse de chaque danseur est un premier moment d’émotion. Chaque pas de danse est une condoléance jusqu’au dernier qui relève le fauteuil renversé, le saisit par les bras, le berce et l’emporte.
Il n’est plus là et sa voix pourtant nous arrive avec naturel. On a l’habitude d’entendre un chanteur sans le voir et il est plaisant de croire, l’espace d’une heure, qu’il est encore parmi nous.
Alain Bashung avait travaillé avec Serge Gainsbourg, 24 ans plus tôt, (1982) sur l'album Play Blessures. Ils signent conjointement les paroles de son quatrième album. On se souvient particulièrement du C'est comment qu'on freine ... Même si Christophe fut un moment pressenti pour l'Homme à tête de chou c'était en quelque sorte légitime que ce soit Alain qui l'interprète. Il avait donné son accord en novembre 2006 au producteur Jean-Marc Ghanassia qui en a le premier l'idée, après avoir un bref instant songé à Arno. Il était prévu qu’il interprète les douze chansons en direct. La maladie lui courait après. Il s’est hâté de faire un enregistrement par sécurité. Il travaillait alors parallèlement à son propre album, le dernier, dont le titre, Bleu pétrole, lui aura été inspiré par celui de Gainsbourg (on entend ces paroles sur la piste 9 Variations sur Marilou ). Bashung est parti. Jean-Claude Galotta n’a pas lâché l’affaire. Il aurait pu choisir une photo grandeur nature pour illustrer la collaboration. C’aurait été indécent. Ce fut le fauteuil où le chanteur se serait assis. Idée juste car le fauteuil roule, tourne, va et vient, se renverse comme un humain qui trébuche.
Reprenons au tout début. Gainsbourg ne supportait pas de se voir. Il se trouvait laid. S’il avait été ado en l’an 2000 il aurait reçu 3 coups de bistouri et c’en aurait été fini de son complexe. En lui redressant les oreilles le chirurgien aurait peut-être coupé son inspiration.
L'ado devenu adulte ne se serait pas arrêtée en 1968 devant la vitrine d'un galeriste exposant une statue de Claude Lalanne, un homme assis, penché comme le sculpteur de Rodin dont la tête est un énorme chou aux feuilles frisées. Personnellement je serais davantage émue par l’Olympe qui esquisse un pas de danse dans le jardin du Petit Château, que la duchesse du Maine réservait au XVIIIe siècle à ses enfants et qui est situé en bordure du Parc de Sceaux (92).
Gainsbourg a le coup de foudre, l'achète et l'installe dans son domicile parisien, 5 bis rue de Verneuil. Huit ans plus tard apparait dans les bacs "L'Homme à tête de chou" qui est un concept-album de 35 minutes dont chaque morceau fait progresser une intrigue unique. Comme auparavant dans "Melody Nelson", il est question d'une fille, une certaine Marilou, shampouineuse de son état. Et comme cinq ans plus tôt, la chute est douloureuse. Marilou meurt, non pas dans un accident d'avion, mais assassinée à coups d'extincteur.
Les métaphores aéronautiques émaillent le disque enregistré à Londres. L'influence rock est manifeste mais la présence de rythmes africains est nette (piste 7 "Premier Symptômes" ou piste 4 "Transit à Marilou"). La Jamaïque est déjà présente avec "Marilou Reggae", piste 3, et l'on entend le didgeridoo sur "Lunatic Asylum", piste 12. Le public n'est pas prêt. La sortie est un bide. C'est devenu un album-culte 25 ans plus tard.
Homme à tête ou à la tête ...
Nouvelle polémique, faut-il retirer le "la" ? Gainsbourg maniait la syntaxe avec une assurance exigeante. Donc c'est l'homme à tête de chou. Mais Bashung chante l'Homme à la tête de chou ... C'est l'un et l'autre ... ou l'un ou l'autre. Galotta nous départage en lui mettant une tête de singe !
Et Marilou ?
C'est Marilyn qui pop pom pi dou. C'est Brigitte (Bardot), Jane (Birkin) et pas encore Bambou ... Ce sont toutes les femmes que Serge a aimées même s'il s'en défend toujours :
Quoi ! Moi , l'aimer encore ? Des clous !
Il y a dans la chorégraphie de Jean-Claude Galotta des moments qui font penser à ces histoires d'amour mythiques comme Roméo et Juliette ou plus près de nous, West side Story. Ou encore Cyd Charisse dans Beau fixe sur New-York (1955), quand elle jaillit sur le ring parmi les boxeurs en longue robe verte moulante.
Elles sont toutes Marilou. Ils sont tous hommes à tête coupée, soit cagoulée, soit remplacée (par un masque de singe). Elle et lui pourraient être chacun de nous.
Et si l'impudeur était dans le visage ? C'est la partie du corps qui est la moins visible tout au long du ballet. Les corps sont facilement dénudés quand les visages sont peu reconnaissables, protégés par une cagoule, un masque ou par une longue chevelure. Gainsbourg aimait les femmes aux cheveux longs.
D'infimes et multiples variations
Comme le vent fait tournoyer un tapis de feuilles, Galotta exprime les émotions sans les figurer directement. Les paroles des chansons sont suffisamment explicatives pour ne pas les souligner visuellement de manière trop appuyée.
Le plateau est nu et on y voit pourtant nettement apparaitre tour à tour un salon de coiffure, un bar et un tarmac d'aéroport.
Les costumes sont sobres et pensés dans leur moindre détail. Tout est dans la nuance. Pieds nus, à talons, chaussures plates, chaussettes hautes ... En jean, en slim, en levis, en satin noir ... En chemise noire, blanche, avec ou sans cravate, soutien-gorge noir, slip blanc, peau nue, guitare cache-sexe ...
Une chorégraphie qui exalte la beauté païenne
Le mot est de Gainsbourg. Galotta l'exécute et sa chorégraphie est une vraie écriture corporelle dans l'espace. Il se dégage quelque chose d'universel dans l'histoire qui nous est racontée et qui serait glauque si on la regardait au premier degré. Qui aurait pu n'être qu'un truc show-bizz, un de ces opéras rock trop baroques. Au lieu de çà on nous donne à vivre de vrais moments de bonheur soulignés par la voix chantée-parlée, quasi slamée, de Bashung :
Quand Marilou danse
Contrairement à ses habitudes le chorégraphe a choisi d'engager un grand nombre de danseurs et cela permet de multiplier les effets et les déclinaisons. Le rythme est toujours soutenu. Sans doute épuisant pour les danseurs même si le public n'y voit que légèreté. J'en ai souvent compté 13 en scène, six couples + un, le quatorzième reprenant son souffle en coulisse. Impossible de tous les citer.
Galotta aime les duos. Bashung devait être impliqué dans quelques-uns s'il avait été là. Deux plus un égale trois. Voilà pourquoi les trios ont une place importante.
Ça pulse et ça glisse et ça tangue, çà chaloupe, çà bondit, çà rebondit et çà galope dans un mouvement général qui implique le corps entier en sarabande, jusqu'au bout des bras qui balancent, jusqu'au bout des cheveux qui tracent d'amples arabesques.
C'est une histoire d'amour, de jalousie et de mort. Le ballet est tout cela avec élégance, joyeuseté parfois, dérision aussi. Y compris quand Eléa Robin mime la mort derrière la simple protection d'une guitare cache-sexe, rouge comme une flaque de sang, comme aussi l'extincteur censé la faire périr (piste 11 : Marilou sous la neige) :
Sur fond de rock-and-roll, S'égare mon Alice
Au pays des malices, De Lewis Caroll.
Pas question de verser dans une atmosphère de soufre. Galotta ne l'aurait pas supporté. Bashung pas davantage qui reconnaissait, en spécialiste des vertiges de l'amour, avoir connu ces moments de tension. Je suis parti du jour au lendemain pour éviter çà ( p. 34 de sa biographie). Sa voix exprime elle aussi tout cela : la nervosité, tempérée par du flegmatisme, un récitatif tendre et violent formulé d'une voix écorchée.
La vulgarité n'a jamais place, y compris lorsque Cécile Renard interprète clairement le désir sur cette Variation sur Marilou.
Tout en jouant avec le zip / De ses Levi's
Je lis le vice / Et je pense à Caroll Lewis.
Cette Narcisse / Se plonge avec délice
Dans la nuit bleu pétrole / De sa paire de Levi's
(...) Sur fond de rock-and-roll / S'égare mon Alice
Au pays des malices / De Lewis Caroll.
Des musiques additionnelles totalement intégrées à l'univers
Il fallait multiplier par deux la durée de l'album original. Alain Bashung et Denis Clavaizolle ont discuté longuement de l'univers sonore du spectacle avant de composer des plages musicales pour relier les tableaux. Ils se sont arrêtés sur Satie, Ravel, Mahler, Debussy, Steve Reich, Les Doors, John Barry, Can, Suicide, Captain Beafheart … Et ce sont Jimi Hendrix, Elvis Presley ,T-Rex, Alice Cooper, Lou Reed et les Rolling Stones qui sont cités par le chanteur.
Des musiciens africains interprètent des morceaux reggaes. Et ce n'est pas un hasard si Jean-Claude Galotta a intégré Ibrahim Guétissi dans le ballet.
Je n'ai pas réécouté l'album original de Gainsbourg. La version chorégraphiée est si juste qu'il vaut mieux ne pas chercher à la comparer. Peu importe qui a fait quoi, ce que l'on doit à l'un ou à l'autre. C'est pure poésie alors qu'il aurait été facile de verser dans le misérabilisme. C'est beau et évocateur sans satisfecit nécrophage.
Quand Marilou danse reggae / Au bord climax faire le guet
Changer vitesse changer braquet / Et décoller avion Bréguet
Jean-Claude Galotta a déclaré le soir de la première que le spectacle portait probablement l'empreinte d'une sorte de vertige entre tristesse et enthousiasme. Il entendait sans doute le crooner lui murmurer à l'oreille osez Galotta, osez Galotta ! C'est du rêve de cette veine là que tout spectateur espère vivre dans les salles.
Dehors les étoiles se posaient sur l'eau.
Bashung l'Imprudent, de Bruno Lesprit et d'Olivier Nu, éditions Don Quichotte, 2010
Biopic de Gainsbourg (Vie héroïque) du réalisateur Joann Sfar, 2010
Tout le programme du Théâtre de Saint Quentin en Yvelines là.