Il y a une semaine, l’exposition au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris du photojournaliste Kai Wiedenhöfer (lauréat du Prix Carmignac; jusqu’au 5 décembre), après avoir été la cible d’un communiqué dénonciateur du CRIF, a été l’objet d’une tentative musclée de censure par des membres de la LDJ, d’Europe-Israël et de DRZZ, tentative violente qui a échoué. Pourquoi ? Ce photographe allemand montrait, avec intelligence et pudeur, les effets de l’offensive israélienne à Gaza, enfants blessés et maisons détruites. Ces photos sont épouvantables. Que des représentants d’une communauté tentent de faire pression sur un musée pour y fermer une exposition, par la dénonciation, puis par la violence, montre assez qu’il y a des images qu’ils ne veulent pas qu’on voit, un art dégénéré sans doute. (Jamila al-Habash, 16 ans, touchée par un missile tandis qu’elle jouait sur le toit de sa maison. Gaza City, février 2010 © Kai Wiedenhöfer / Fondation d’entreprise Carmignac Gestion).
À l’Escale, à Levallois, vient de s’ouvrir l’exposition des lauréats du Prix Photo Levallois-Epson (jusqu’au 18 décembre). J’y reviendrai pour parler des autres photographes présentés; la lauréate, à l’unanimité du jury* est Virginie Terrasse pour sa série ‘La Palestine comment ?’ : son travail sur le terrain lui a permis de rassembler des photographies, mais aussi des vidéos, des ‘POM’ (petits objets multimédia) et des textes, essentiellement sur les enjeux de territoire en Palestine, l’occupation des terres, l’inscription dans le paysage même de l’arrivée d’un peuple occupant et colonisateur, et du départ d’un autre chassé et colonisé. C’est un travail fait avec une grande intelligence du paysage, une cartographie mentale et visuelle. Bien sûr, on y voit le mur que les graffiti tentent d’apprivoiser par l’humour; bien sûr, les miradors et les points de contrôle, car tout ici est contrôle, surveillance, exclusion; bien sûr, des ruines, même si les enfants y jouent; bien sûr, des protestations, des manifestations, des solidarités; bien sûr, une vie quotidienne qui tente de se perpétuer au milieu des contraintes; bien sûr, on joue encore, on vit encore, on se marie encore, on accueille encore ses hôtes, malgré tout; bien sûr un espoir déraisonnable, de jour en jour plus absurde, mais qui continue de s’accrocher au moindre fait positif; bien sûr, des drapeaux, des uniformes, des symboles qui se font face, porteurs de forces inégales, de soutiens disproportionnés, des pierres et des bombardiers.
Mais, de tout cela, vous ne verrez à Levallois que les photographies (et un texte¤). En effet, la Ville de Levallois a jugé que les légendes des photos, qui, pour l’artiste, forment une partie intégrante de son travail, ne devaient pas être montrées. Il se trouve que la plupart de ces légendes sont des citations d’une Israélienne, Tal Dor, une de ceux qui sont encore capables de porter un regard critique sur la politique de leur pays, désireux de ne pas nier l’histoire de leur pays.
Voici donc trois images de l’exposition, avec leurs légendes rétablies (courtoisie de l’artiste). Je vous laisse juger de la dimension subversive de ces propos. Mais mieux vaut ne pas trop en dire, ça pourrait offusquer certains…, voire déclencher une action violente des mêmes. La première photo montre ce panneau planté, de manière éphémère, sur les ruines d’un village palestinien détruit en 1948 (eh oui, les Palestiniens ne sont pas tous des musulmans fanatiques, il y a aussi des chrétiens). Sa légende est : “Al Damun (Israël), ancien village palestinien rasé en 1948. «Les signes qui sont installés par l’association israélienne «Zochrot», sont constamment enlevés. La «Nakba» est partout, le déni de l’histoire continue, ce n’est pas que le passé… » (Tal Dor)”. J’ai trouvé ce petit panneau, si fragile, si dérisoire, mais si courageux, absolument tragique; il a été tout aussi éphémère que l’affiche qu’Ernest Pignon-Ernest avait posée au sol, là où Mahmoud Darwish voulait être enterré. J’ai trouvé la seconde photo extrêmement belle, avec cette fenêtre de lumière jaillissant au bout de cette ruine sombre voutée, ce palmier comme une source de vie vue du fond de la caverne, de la cache. C’est une très vieille maison près de Latroun, ville détruite en 1967. Sa légende est : “Ruines d’Imwas, village rasé en 1967 - Territoires occupés. «A travers la beauté de ce lieu, je peux imaginer la vie d’un réfugié qui serait rentré chez lui.» (Tal Dor) La troisième photo m’a frappée par le contraste entre le mur de séparation, au fond, moderne, fait de béton, de sable, de grillages et de fil de fer barbelé (le même que dans ‘Barbed Hula’) et le mur de pierres noires au premier plan, dur, antique, ancré dans le paysage mais dérisoire, impuissant à marquer une limite, à borner, à défendre. Sa légende est : ” Barrière de séparation du village de Bil’in - Territoires occupés. Le mur sépare les hommes; sur les terres agricoles il prend la forme d’une barrière qui consiste en un système de protection multicouches de 50 m de large : • une pile pyramidale de 6 bobines de fils barbelés et un fossé du côté cisjordanien; • un grillage central muni de détecteurs électroniques; • des fils barbelés du côté israélien; • des routes pour les patrouilles militaires de chaque côté du grillage central; • un chemin de sable doit permettre d’identifier les traces d’éventuelles incursions.” Rien que de très factuel et de bien connu, pourtant.Voilà ce que vous ne lirez pas en allant à Levallois. Un jour, ailleurs, peut-être.
* Le jury comprenait six personnes, dont l’adjoint au Maire à la culture et votre serviteur.
¤ Au cas où le texte disparaîtrait, le voici:
” Viens avec moi, petite fille, allons en Galilée, j’ai quelque chose d’urgent à te montrer là-bas.
Tu n’as pas encore dix ans et tu ne comprendras pas. Et pourtant, il faut que tu regardes et il faut que tu voies. Et lorsque tu grandiras, lorsque tu auras vingt ou trente ans, cela ne sera toujours pas clair. Peut-être oublieras-tu tout cela. Mais un jour viendra où tu te souviendras de tout ce que tu vas voir, et alors cela te touchera et te fera très mal…
Ce jour-là — je ne serai pas ici pour le voir — tu me demanderas avec douleur, avec colère : « Toi, mon père ? Toi, tu as fait cela ? ». Je veux te montrer les montagnes, ma fille, la Haute et la Basse Galilée. La région de Nazareth, de Tsipori et de Bar’am. De grandes terres, certaines fertiles, certaines stériles, sur les collines et les vallées, plusieurs millions de dunams au total.
Ce pays appartenait aux Arabes en des jours dont tu ne te souviens pas. A eux étaient les villages, à eux les champs. Aujourd’hui tu ne les vois plus. De florissantes colonies juives ont pris leur place (fasse le Seigneur qu‘elles multiplient !). Car un miracle a été opéré pour nous; un jour, ces Arabes se sont levés, ils se sont enfuis loin de nous et nous avons pris leurs terres et les avons cultivées. Les anciens propriétaires s’en sont allés s’installer dans d’autres pays.”
C’est un passage d’une lettre titrée «Pleure, Ô pays bien-aimé» d’Azriel Carlebach (fondateur et rédacteur en chef du quotidien israélien de droite Ma’ariv), citée dans le livre « Sous Israël la Palestine » d’Ilan Halevi paru en 1978 aux éditions Le Sycomore.