On le sait, on l’a lu un peu partout dans une presse bizarrement complaisante et assez peu critique : c’est Noël bientôt et c’est Bruce Springsteen qui, pour ses fans, endosse la tenue du vieux barbu. Pensez donc ! Réédition luxueuse de Darkness on the Edge of Town, son chef-d’œuvre (Ah bon ? On croyait qu’il s’agissait de Born to Run), exhumation de 21 inédits (on y reviendra), et trois DVD remplis à ras bord de concerts (l’un datant de 1978, trois heures et une setlist démente, bonheur !), d’images d’archives rarissimes et d’un documentaire passionnant sur l’enregistrement de Darkness on the Edge of Town. C’est Noël bientôt, c’est certain. D’autant plus que l’objet, fac-similé d’un carnet annoté de Springsteen est absolument sublime. On y voit ses ratures, ses hésitations, en un mot le travail et la sueur du songwriter. Et c’est clairement le sens à donner à ce coffret onéreux documentant le processus de l'écriture et de la composition chez Springsteen.
Pour Darkness on the Edge of Town, plusieurs dizaines de chansons furent écrites, ébauchées, abandonnées en cours de route. Certaines, achevées, se retrouveront sur The River un peu plus tard. Le live de 1978, proposé sur un DVD et intégrant déjà dans la setlist des titres comme The Ties That Bind, Point Blank ou Independence Day, en atteste. D'autres titres, souvent dispensables, sont réapparues il y a quelques années dans un précédent coffret d’inédits, Tracks. Et puis il y a les chansons qui vont se transformer, évoluer, permuter texte ou musique pour aboutir par exemple (et c’est heureux) à Factory ou à Candy’s Room, deux morceaux esssentiels de Darkness on the Edge of Town.
Ce disque-là ne comptera au final que dix chansons (et quelles chansons !). C’est un album assez sombre, ramassé, sec, certainement pas, toutefois, le plus pessimiste de Springsteen, comme on a pu le lire récemment (faut-il relire, pour s'en persuader, les textes de Nebraska ou de The Ghost of Tom Joad ?). Pourtant, l’espoir de s'en sortir que portaient quand même, sur l’album précédent, les derniers couplets de Born to Run ou Thunder Road s’est estompé, comme en témoigne admirablement le texte de The Promise, l’un de ceux, très beau, qui ne furent pas retenus. Noir c’est noir. Et The Promise, The Making of Darkness on the Edge of Town, précieux documentaire, en témoigne une heure trente durant. On y voit un groupe au travail, cherchant le son que Springsteen entend dans sa tête mais que le E Street Band ne parvient pas à reproduire en studio.
Le disque doit être plus âpre. C'est le temps des désillusions, c'est l'envie d'un disque moins nostalgique que le fut Born to Run, et en prise avec une réalité sociale difficile pour ceux (gens de peu, ouvriers) que Sprinsteen a côtoyé par le passé. Il faut abandonner le Wall of Sound spectorien de Born to Run, troquer le mythe de la fuite, du rebond et de la renaissance contre un constat de sur-place plus trivial, plus douloureux, trouver un son qui claque, prendre le contre-pied du précédent disque. Sur la pochette, le fou rire de la session photo de BTR s’efface, Springsteen fait la gueule. Le punk est passé par là, il y a peut-être un rapport…
À ce moment-là, surtout, un procès oppose Springsteen à Mike Appel, son manager. Ce dernier souhaite contrôler un artiste
qui ne veut rien céder de son image ou de ses textes, qui sait pertinemment ce qu’il veut faire et dont la volonté se heurte désormais aux idées de celui qui l’a aidé à percer. Le documentaire
parle de cela sans fard (tout en demeurant sous contrôle) et donne la parole à Appel qui, lui-même, reconnaît humblement que l’on ne pouvait pas à l’époque dicter à Springsteen la route qu’il
devait emprunter, qu’il s’est trompé. Tous deux sont aujourd’hui redevenus amis, on est contents pour eux...
Trois ans passent donc entre la sortie de Born to Run et celle de Darkness on the Edge of Town. Trois ans de trop. À l’époque, c’est une éternité : le groupe aurait pu disparaître, la sensation Springsteen faire long feu. Lui travaille, mais ne peut pas encore, tant que le procès dure, publier de nouveau disque, cela expliquant en partie la quantité de morceaux ébauchés à l’époque. La réalité, c’est aussi et surtout que le parolier rature beaucoup et que le compositeur jette encore plus (cela devient l’objet de vannes récurrentes de la part des autres musiciens, parfois épuisés, parfois excédés par le "control freak" que se révèle être celui que l’on surnomma – à juste titre – le Boss). De fait, beaucoup de morceaux ne correspondaient pas à la tonalité que Springsteen souhaitait imprimer à ce nouveau disque, résolument cinématographique, résolument sombre (l'influence manifeste du film noir), aussi réaliste et terre-à-terre que Born to Run fut lyrique et fiévreux.
Alors, forcément, la grande affaire de 2010, c’est la découverte de ces fameux morceaux inédits ou , pour certains, apparaissant jusqu’alors sous d’autres formes – alternatives, inachevées parfois – sur des pirates au son douteux. On pourrait se dire que du bonus de Springsteen c’est forcément bon à prendre. Ce n’est pas faux, encore que je ne tienne vraiment pas à entendre les inédits (s’il y en a) de Working on a Dream, son effroyable dernier album studio… Passons…
De fait, parmi les 21 titres (22 plus précisément, il y a un morceau caché), tout n’est pas si neuf. Il y a ces morceaux que l’on connaissait dans leurs versions live : Rendez Vous (sur Tracks), Fire (sur le coffret Live 75-85) et évidemment le tubesque (et un peu lourdingue, oui, disons-le) Because the Night offert à Patti Smith. Ces titres-là, dans leurs versions studio, en sortent encore meilleurs (de fait, les petits gimmicks de Rendez-vous furent souvent assez agaçants en concert). On constate aussi un peu surpris que beaucoup de nouveaux titres, approfondissant les influences soul, pop bubblegum et sixties de Springsteen, auraient tout aussi bien pu figurer, deux ans plus tard, sur l'ambivalent double-album The River. A cause de leurs arrangements rockabilly, de leurs guitares carillonnantes (Save my Love) et de leur tonalité globalement assez enjouée (le rétro Ain’t Good Enough For You, énorme, comme échappé d'une session d'un E Street Band vintage, celui de The Wild, the Innocent and the E Street Shuffle, le deuxième album de la troupe). Dans The Promise, le film, on voit même Bruce et Steve Van Zandt interpréter, déconnants, l'insouciant Sherry Darling, morceau léger qui ne sera gravé que deux ans plus tard sur ce double album avec lequel Springsteen enfoncera la porte de ses glorieuses eighties ("Glory Days" ?).
De tels morceaux auraient assurément dénaturé Darkness on the Edge of Town. Ainsi, on entend au fil de The Promise – plutôt que la suite annoncée de Born to Run – là où s'ancre la tonalité très rockabilly, déjà nostalgique, qui illuminera The River ; plus précisément c'est un Bruce Springsteen qui n’a jamais autant tutoyé Roy Orbison (The Brokenhearted) ou Elvis (sublime version studio de Fire) qui se dessine là. On découvre même assez stupéfait un morceau qui n’aurait pas dépareillé sur un disque d’Abba (c'est l'époque), voire interprété par un Girl Group des sixties. Someday (We’ll Be Together), ovni springsteenien fascinant, est certes un peu irritant avec ses chœurs à haute teneur en glucose mais il faut bien préciser aux fans qui déjà le détestent que, dans le genre, le Boss ne tombera jamais aussi bas qu’avec Queen of the Supermarket, ce morceau au pathos moisi qui, en 2009, fila à jamais la honte à tout le reste de sa discographie, la seule de ses chansons qui nous a fait réellement douter du génie (passé, présent, futur) de ce mec. Bon, évidemment, lors du prochain passage du E Street Band en stade ou à Bercy (on parle de juillet 2011), Someday (We’ll Be Together) sera – avec Save my Love (actuel single très en deça de l'ensemble de The Promise) – le meilleur moment pour aller pisser, mais cela reste entre nous.
Au final, une grosse moitié des inédits sont de très bons morceaux du E Street Band (Wrong Side of the Street, Talk to Me, The Promise, Breakaway, City of Night) et on peut même se demander s'ils ne seraient pas devenus des standards s'ils avaient été publiés plus tôt. Un petit quart – les versions alternatives de morceaux ensuite enregistrés sous d’autres titres – sont franchement dispensables (Candy's Boy, Come on), et un dernier quart révèle de fort sympathiques faces B à la discographie officielle (The Little Things (My Baby Does), Outside Looking in).
Pourtant, pour vraiment apprécier ces inédits, il faut passer par un sentiment étrange et déplaisant, dont on parle peu en ces jours de revival béat...
Car The Promise pose une vraie question éthique. Les 22 morceaux ont tous été entamés en 1978 mais ont été terminés (tout du moins sous cette forme) en 2010. Soyons clairs, ce ne sont donc pas véritablement des prises d’époque. Pas seulement en tout cas. Les overdubs de 2010 y sont nombreux, certains arrangements, certains chœurs n’y étaient pas à l’époque et le disque fait même intervenir – sacrilège ? – des membres plus récents du E Street Band (Patti Scialfa assurément, Nils Lofgren peut-être) qui n’étaient que des fans à l’époque de l’enregistrement de Darkness on the Edge of Town (d'ailleurs, tous deux apportent leur témoignage dans le documentaire et c'est assez malvenu). Moins anecdotique, les prises de voix d'un Springsteen sexagénaire se mêlent à celles de 1978 (si cela pose question, avouons que ce n'est pas forcément si mal pour The Promise, une archive vidéo de 1978 montrant Springsteen finalement assez pénible sur ce morceau, bien trop braillard déjà). À certains égards, donc, on pourrait dire que ce disque est une contrefaçon, un paradoxe total. Comme si le passé ne pouvait demeurer en paix, comme s'il fallait solder les comptes de cette période et publier aujourd'hui ce qui n'avait sciemment pas été achevé alors. Garder la mainmise. Comme lors du conflit avec Appel. Publier l'inachevé soi-même avant que des corbeaux se ruent dessus, plus tard, trop tard. Peut-être Bruce Springsteen pense-t-il à la mort. Sans doute pense-t-il beaucoup à Danny Federici, organiste historique du E Street Band emporté par un cancer il y a peu. Sans doute y a-t-il surtout dans cette démarche une volonté de contrôler ses archives, histoire que l'on ne fasse pas n'importe quoi, dans vingt ans, avec des bribes de ses chansons inachevées. Alors il les termine lui-même trente deux ans après. Tout cela est très bien fait et la différence s’entend rarement : il est quasiment impossible de bouder son plaisir à l'écoute de ce double-album. Mais la démarche témoigne aussi d’une volonté de ne pas vraiment choisir entre la publication de raretés (imparfaites, inachevées - "only for fans") et celle de proposer un vrai nouvel album (une démarche plus commerciale, donc). Tout cela est assumé (encore que le livret – frustrant – ne dise jamais vraiment ce qui date de 2010, hormis Save My Love, totalement réenregistrée cet été), alors on a quand même envie de passer à Springsteen cette contorsion un peu bizarre. Surtout quand, au bout de plusieurs jours d'écoutes répétées, une petite dizaine de morceaux s'imposent comme de vraies perles retrouvées. Surtout quand on voit, sur DVD, le E Street Band de 2009 interpréter en formation resserrée l'intégralité de Darkness on the Edge of Town dans un théâtre d'Asbury Park vidé de ses spectateurs (on ne s'est toujours pas remis de la furieuse version de Adam Raised a Cain exécutée pour l'occasion – à voir ci-dessous).
Aussi, il vaut mieux envisager d'emblée The Promise comme un nouvel album de morceaux écrits en 1978 mais enregistrés aujourd’hui plutôt que comme une vraie collection d’inédits au son d'époque. Un vrai faux album un peu à part, un gros cadeau fait aux fans. Et du coup – l'imposant travail de production mené en 2010 en atteste – vraiment pas des fonds de tiroir lâchés à la légère. Dès lors que cette semi-déception est digérée, ce double album s’offre dans toute sa beauté paradoxale, tel l'antidote solaire du fameux et grave "album de la maturité" qu'est Darkness on the Edge of Town. Et l’on peut alors écrire sans crainte que c’est bien là le meilleur disque de Bruce Springsteen depuis Devils and Dust (et évidemment le meilleur du E Street Band depuis Born in the USA). En somme un précieux bonus à un coffret dont l’essentiel – vous l’aurez compris – réside ailleurs (les images d’archives, les concerts filmés, l’album original).