Poursuite de notre débat uchronique sur 1940 et ses conséquences stratégiques : c'est l'avant-dernière salve de nos deux artilleurs, qui se balancent des pellots à un rythme fou, entre Rechshoffen et Pratzen...
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O. Kempf
Immarigeon
Que l’ère industrielle nécessite planification et organisation, oui bien sûr, mais précisément on ne fait que déplacer la question : planification et organisation sont-elles des panacées et les seules et exclusives garanties de succès ? La défaite de 1940, face à une Blitzkrieg que l’on peut admettre foutraque, est la preuve que non. Certes ce fut un « one shot », mais de ces accidents qui décident du sort des nations et peuvent faire basculer le cours de l’histoire. La victoire finale aurait très bien pu se faire dans un monde dont la France aurait été rayée, et en tant que Français on ne peut qu’y réfléchir. Car sauf à détacher d’une raison historique hégélienne une France enchaînée à son déclin, il n’était écrit nulle part que la France échouerait là où l’Angleterre réussirait deux mois plus tard. Il ne s’agit donc pas de renier ce qui a fait le succès de l’Occident depuis deux siècles et lui a donné sa puissance unique dans l’Histoire, mais de savoir si cette « recette » reste toujours valable dans un monde où les crises de toutes sortes se multiplient, à moins précisément que ce soit notre modèle qui soit devenu inopérant à les gérer, et ainsi d’examiner cette question « de l’extérieur de la boîte » (out of the box), comme disent les Américains.
Je reviens sur les développements de ma Diagonale sur l’invention du management militaire par les Français en 1917. Si j’ai cité la remarque de mon professeur à San Francisco, comme quoi le management a été ensuite redécouvert par les Américains pour résoudre les problèmes que les Français n’avaient pu solutionner à temps pour 1940, puis étendu à tous les domaines de la société, c’est que je découvrais alors une société de planification qu’un Tocqueville moderne aurait qualifié de « soviétisante » mais bougrement efficace, issue du taylorisme et du fordisme, et que les Américains ont véritablement exporté à partir des années 60. Et je me suis dit que c’étaient des « trucs » bien utiles, surtout lorsque ce sont des cultures de type individualiste comme la nôtre, et non collectiviste à l’Américaine, qui réussissaient le mariage du système et de l’initiative.
Ce n’est qu’une fois revenu et travaillant durant quelques temps comme consultant en Europe d’une boîte américaine que j’ai compris qu’il est impossible de dissocier la mise en œuvre de ces « trucs », de la pensée qui la génère. Autrement dit que le management n’était pas qu’un mode d’organisation mais une manière de voir le monde sans lequel le principe ne fonctionne pas, qu’il est impossible d’amodier les standards américains, de les adapter en fonction des particularismes locaux, culturels, etc. C’est tout ou rien, à prendre ou à laisser. Le mécanisme qui caractérise l’organisation américaine n’est que la traduction du mécanisme cartésien qui s’est imposé à une partie de l’Occident depuis le milieu des Lumières : le monde est univoque, à nous de le découvrir pour le gérer. Ce n’est donc pas la technique qui nous asservit et bride nos réflexions, c’est un choix philosophique qui se décline de multiples manières. Problème : l’accident de 1940, certes isolé, n’est-il pas en train de se reproduire à l’échelle planétaire, et pas seulement dans le domaine militaire en Orient, et cette fois sans rémission possible (ou résilience, pour employer le mot à la mode) ? Ce modèle est-il toujours efficient ?
Henninger:
Certes, le management industriel de la puissance est une condition nécessaire de celle-ci, mais non suffisante. Et, en outre, sa version américaine semble bel et bien tendre vers une forme de « totalitarisme » (j’emploie ce mot avec des guillemets, donc avec précaution) qui implique effectivement toute l’organisation sociale, culturelle et politique, en amont comme en aval. Il s’agit donc d’une véritable Weltanschauung et d’une civilisation. Mais, de ce point de vue, l’une des meilleures analyses de ce système est celle proposée notamment par Philippe Forget dans Le Réseau et l’infini – Essai d’anthropologie philosophique et stratégique (Economica, 1997), un ouvrage à lire – et relire – toutes affaires cessantes. Et, dans ce livre comme dans ses autres textes, Forget montre bien à quel point ce déploiement de puissance va bien plus loin que le simple management industriel.
Mais à mon tour de te retourner le raisonnement. Je prétends que la planification et l’organisation des forces sont des conditions nécessaires et absolument indispensables, mais je n’ai jamais prétendu qu’elles étaient à elles seules suffisantes ! D’une part, parce que je pense bien, notamment à la lecture des travaux de Forget, que les Anglo-Saxons (Anglais puis Britanniques du XVIe au XIXe siècle, puis Américains au XXe) ne se contentent pas d’être de « bêtes » managers ; ils possèdent bien une vision du globale et totalisante du monde qui sous-tend et sur laquelle s’appuie leur efficacité industrielle et militaire. Et c’est même cet ensemble systémique qui fonde leur puissance, encore à ce jour inégalée, quoi qu’on en dise. Ensuite, je laisse la porte ouverte à tous les phénomènes imaginables au niveau des champs de bataille et autres théâtres d’opérations…
Mais je maintiens que, sur les moyen et long termes, c’est la puissance qui l’emporte. Les sociétés (et les forces armées) modernes sont des organisations bien trop complexes – et donc résilientes – pour pouvoir être mises à bas par un « coup » unique. C’est là, il me semble, une croyance naïve et dangereuse. Les théoriciens militaires soviétiques des années 20 et 30 ont ainsi conceptualisé ce qu’ils dénommèrent « l’art opératif » car ils furent les premiers à véritablement comprendre jusqu’au bout que le paradigme pluriséculaire sur lequel était fondé (même de façon fantasmatique) l’art occidental de la guerre depuis l’Antiquité, en l’occurrence la recherche de la bataille décisive en un point unique, était désormais totalement et définitivement caduque. Quant à la croyance dans « l’arme décisive », elle n’est que la transposition du même fantasme à l’ère de la technique : refus de la complexité et des explications pluricausales.
Par conséquent, les « one shot » qui nous apparaissent comme tels n’en sont pas, en réalité. Et, s’ils semblent s’avérer décisifs, c’est bien parce que d’autres facteurs de décomposition sont à l’œuvre. En l’occurrence, pour la France du printemps 1940, le vrai « fait accidentel » et « fou » (du point de vue de la logique formelle) est bien le coup d’État et la trahison de pans entiers des classes dirigeantes (civiles, économiques et militaires ; à ce niveau-là, il est illusoire d’opposer par exemple les « politiques » et les « militaires »), pas la supposée Blitzkrieg allemande. Or, s’il y a là matière à tirer d’importantes leçons d’un point de vue historique et politique, je ne vois pas quelles leçons peuvent être tirées d’un point de vue militaire puisqu’il s’agit d’un véritable tour de passe-passe de la clique Weygand-Pétain. Par conséquent, je ne vois pas quel lien peut être fait entre cet événement et la situation des États-Unis aujourd’hui en Irak et en Afghanistan…
(à suivre)