Il y a des êtres qui sont trop fragiles pour notre monde et que nous devrions protéger. L'art, visiblement, supporte mal cette forme viciée de darwinisme qui détruit les moins aptes à supporter sa violence parce que ce sont précisément ceux-là qui ne accommodent pas du monde tel qu'il est et créent, écrivent ou chantent pour le changer ou au moins nous le rendre un peu supportable. Tristan Egolf fut le grand écrivain de deux chefs d'œuvre, Le seigneur des porcheries (Lord of the Barnyard: Killing the Fatted Calf and Arming the Aware in the Corn Belt) et le présent Kornwolf.
Dépressif, il s'est suicidé en 2005, à 33 ans.
Son histoire est connue. Dans la droite ligne de la grande geste littéraire américaine, il a exercé 1000 métiers avant de tenter l'aventure européenne et de devenir chanteur des rues à Paris. Là, il rencontre une belle jeune fille qui l'héberge chez elle ; elle s'appelle Marie. Elle le présente à ses parents, qui se trouvent être Patrick et Dominique Modiano. Il traîne avec lui un énorme manuscrit, 100 fois récrit et toujours en cours, celui du Seigneur des porcheries. Grâce à ses relations, Patrick Modiano parvient à le soumettre à des éditeurs américains qui un à un le refusent avant que Gallimard ne se décide à le traduire et le publier. Le roman, on le sait rencontrera un grand succès critique et public – y compris aux USA - qui, un temps au moins, soulagera le jeune écrivain inquiet. Patchwork stylistique convoquant aussi bien Rabelais et Steinbeck qu la figure a posteriori inévitable de John Kennedy Toole, Le Seigneur décrit l'ascension puis la chute de John Kaltenbrunner, inadapté de génie, éleveur de poulets (ou de dindes ?) avant de devenir leader syndical d'une équipe de ramasseurs d'ordures. On y trouve déjà le terreau de Korwolf : la bêtise des sociétés rurales américaines, un hypocrite obscurantisme religieux qui s'accommode souvent fort bien d'un peu de cynisme ; la cupidité ; l'autisme messianique du héros, John Kaltenbrunner, frère jumeau de l'Ephaïm Bontrager de Korwolf. La lecture, pourtant sordide, n'en est pas moins jubilatoire grâce à la virtuosité narrative d'Egolf, à son humour noir et au rythme qu'il intime à son récit.
Amateur de boxe et de tauromachie, Tristan Egolf n'est pas homme à refuser le combat. Il retourne à cette Amérique qu'il détestait pourtant et s'engage dans les mouvements pacifistes qui fleurissent alors sous le règne du born-again Deubeuliou et de sa clique d'affairistes enchristés, se met en ménage, a un fils, publie un Jupons et Violons hélas anecdotique et s'épuise enfin à produire son
second chef d'oeuvre, Kornwolf.
Alors que dans Le Seigneur, le narrateur s'attachait principalement à la trace de John Kaltenbrunner, il s'applique ici à suivre, avec un sens certain de la distribution, les différents personnages de l'histoire, celle-ci gravitant autour d'un jeune Amish muet, Ephaïm Bontrager, héritier d'une lignée monstrueuse et de son double, le journaliste Owen Brynmor. On y croise un père violent, une tante et mère adoptive aimante et ambigüe (mais ça on ne le sait qu'à la fin), un entraîneur de boxe, une lumineuse jeune fille, des voisins abrutis (ce qui semble ne pas manquer dans la cornbelt ricaine), un flic véreux et stupide, des foules paranoïaques et un bon nombre d'américains bon teint légèrement dégénérés ou alcoolisés – ou les deux. Le récit est souvent nocturne, violent, sanglant, oubliant cette fois l'humour qui enchantait Le Seigneur – exception faite des passages relatant les pitoyables aventures journalistico-pugilisiques d'Owen, probable émissaire narratif d'Egolf. La charge est plus que féroce, personne ou presque n'est épargné, ni l'obscurantiste, ni l'avaricieux, ni le libéral couard. Egolf fait défiler dans ces 500 pages la galerie cruelle et exhaustive des types d'une Amérique rurale souvent idéalisée par les ultra-conservateurs ricains, adeptes des Tea-Parties en tête, pour son supposé bon sens et son pragmatisme. Pour gagner en efficacité rhétorique, la charge aurait pu (ou dû) être moins violente, mais elle aurait alors beaucoup perdu de son pouvoir d'évocation. Car c'est dans l'expression de ses sentiments les plus extrêmes – son amour inquiet d'Ephraïm et de la belle Fannie ou sa détestation des culs-bénis – qu'Egolf se révèle un immense écrivain. La diversité des points de vue a ce double mérite de rythmer le récit et de donner sur chacune de ses composantes, Amishs, baptistes ou luthériens, boxeurs, journalistes, flics paniqués, piliers de bistrots, un éclairage singulier et pertinent.
Et curieusement, comme dans Le Seigneur, de ce chaos sanglant parvient à naître une lumière faible mais heureuse, la lueur de vie qui sauve Ephraïm, celle qui rédime Jack l'entraîneur, permet à Owen de trouver enfin sa voie, à Fannie de conserver un peu d'espoir.
Mais visiblement, cette flamme que Tristan Egolf aura insufflée à son roman, il l'a trop tôt perdue et nous voici donc orphelins d'un écrivain - un de plus - et désormais gardiens de son œuvre.
Tristan Egolf, Kornwolf, Gallimard Folio ; Le Seigneur des porcheries, Gallimard Folio.
Images : Tristan Egolf (source Easysubcult), Amish (source Everythingcu)