Je me souviens parfaitement de chaque fois que je suis arrivé en retard à un film. La séance avait eu le temps de s’écouler, la lumière de s’éteindre complètement, et le long-métrage de commencer à égrainer quelques minutes de son intrigue. J’ai horreur d’arriver en retard au cinéma. Déjà que je n’aime pas rater les bandes-annonces, alors rater le début d’un film, imaginez à quel point cela peut m’insupporter. Je me souviens encore comme si c’était hier de ce jour de 1992 où ma mère nous avait emmenés, ma sœur et moi, voir Hook ou la revanche du Capitaine Crochet de Steven Spielberg. Lorsque nous avions pénétré dans cette salle qui me semblait immense du Paramount Opéra, le film était bien entamé depuis 5 ou 6 minutes. Mais à dix ans, je ne demandais rien de mieux que me plonger directement dans les aventures de ce vieux Peter Pan.
Je me souviens également de Gorilles dans la brume au cinéma Jacques Tati de Tremblay-en-France, où mes parents n’avaient eu d’autre choix que de nous installer dans les premiers rangs alors que le film commençait. Ces vieux souvenirs ont en commun que les salles dans lesquelles les films étaient projetées étaient quasi pleines. Dans ces cas-là, on fait profil bas et on s’assoit où l’on peut.Depuis, j’ai développé une nette allergie pour les retards au ciné. Je suis prêt à arriver une heure à l’avance au cinéma pour un film que je meurs d’envie de voir si j’ai peur qu’il y ait du monde et que les meilleures places de la salle soient prises d’assaut rapidement. Pourtant il m’est arrivé, ici ou là, de caler mes fesses dans la salle alors que le film avait déjà été lancé par le projectionniste. Cela a été le cas pour Kung-fu Panda, Sicko ou le petit thriller australien Acolytes.
En général lorsque j’arrive ainsi en retard, j’ai bien trop honte pour en plus me permettre de déranger les autres spectateurs en me plantant juste devant eux. Mais ce n’est pas là une considération qui passe par la tête de tous les retardataires. L’autre soir, j’ai enfin réussi à attraper Biutiful d’Alejandro Gonzalez Iñarritu. Plus d’un mois après sa sortie, le film ne passait déjà plus que dans deux salles, dont ce Saint-Lazare Pasquier qui a eu ma préférence et m’a fait attendre dans le froid nocturne (c’était la séance de 21h) que l’on puisse entrer en salles. La récompense fut belle car je fis l’heureuse constatation que le film était programmé en salle 1, la dernière des trois salles du cinéma que je n’avais encore jamais visitée. En plus c’est à l’évidence la grande salle, dont la petite salle 3 (dans laquelle j’avais vu l’année dernière Une arnaque presque parfaite) a sûrement été à une époque révolue le balcon.
Un bel et grand écran courbe surplombant une salle à plat, ayant tendance à monter vers l’écran. Je me suis tranquillement posé au cinquième rang (une valeur sûre, croyez-en le cinémaniaque que je suis) pensant, vu l’heure et le nombre raisonnable de spectateurs, que personne ne viendrait s’installer juste devant moi. Perdu. Alors que le rang devant moi est complètement vide, et que je suis moi-même sur un côté du rang pour ne pas gêner les deux filles au 6ème rang, un groupe de quatre amis, qui auraient eu la place de se mettre en décalé par rapport à moi, se collent pile devant moi. Je rumine, car je vois bien que cette salle est de celles dont on voit les têtes devant soi si celles-ci n’appartiennent pas à quelqu’un s’affaissant expressément pour ne pas déranger. Je laisse donc à mes voisins de devant le bénéfice du doute. Ils ont l’air sympa, ils ne vont pas rester raides comme des piquets. Sauf que peu après, voilà des parents et leur fille qui se calent devant eux. Je crains le pire, mais non, tout se passe bien, et personne ne se semble vraiment se gêner, chacun se rétrécit un peu dans son siège.
Mais soudain, alors que 10 ou 15 minutes de film sont déjà derrière nous, les voilà qui arrivent. Eux. Les emmerdeurs. Les mouches du coche. Ceux qui débarquent sans se poser de question et qui sans le savoir (?) vont être à deux doigts de vous bousiller le film. Eux, c’est un couple, la quarantaine, habillés assez chic pour une séance en semaine. Où se mettent-ils ? Il y a l’embarras du choix. Il ne doit pas y avoir plus de 25 personnes dans une salle de plus de 130 places, les côtés sont notamment totalement déserts et parfaitement accessibles sans gêner personne. Mais non, ce serait trop facile, ou sympa. Non. Nos emmerdeurs du soir ont décidé qu’ils se mettraient au deuxième rang. Madame se place presque devant la mère du 3ème (les sièges sont en décalés d’un rang à l’autre) en prenant soin de rester bien droite dans son siège. Après cinq minutes, la mère du 3ème rang râle, se lève, fait le tour, et va s’installer elle aussi au 2ème rang, presque à côté du couple fraîchement arrivé, histoire de ne pas avoir la tête blonde devant elle. Madame jette un coup d’œil à sa gauche, mais ne se demande pas si elle gêne.
Le film suit son cours, et au bout d’une heure, c’est monsieur qui suit l’exemple de madame, se redresse et se tient bien droit. Ils n’ont plus personne juste derrière eux, mais deux rangs derrière, il y a mes voisins de devant. D’où je suis, je me doute bien que le couple de retardataires est gênant, car trois rangs devant moi, je vois le haut de la tête de monsieur empiéter sur le bas de l’écran. Mais pas de quoi me gêner.Le problème, c’est que je vois que ma voisine de devant a du mal à lire les sous-titres en restant calée au fond du siège pour ne pas me déranger. Alors elle fait des balayages de gauche à droite pour suivre les sous-titres d’un côté et de l’autre de la tête de Monsieur 2ème rang. Ca commence à l’agacer, et moi ça commence à me donner le tournis. On guette tous les deux le moment où sa tête va bien vouloir s’affaisser. Mais ce moment n’arrive pas.
Au lieu de cela ma voisine abandonne la lutte, mais plutôt que de se déporter sur le côté pour ne plus être gênée, elle m’y condamne en se relevant totalement et se faisant la plus grande possible pour lober de son regard la tête du 2ème rang. Et voilà, pour moi c’est foutu, je me retrouve avec un bon quart de l’écran bouché. Je souffle un bon coup, j’attrape mon sac et mon manteau, et je me déporte sur la gauche, me décalant de 4 ou 5 sièges pour ne pas gêner les spectateurs dans mon dos qui sont peut-être, eux, plongés sans difficulté dans le film depuis près de deux heures. Délesté de toute tête traînant à l’horizon de l’écran, j’ai pu enfin me projeter dans le film.
J’aurais aimé pouvoir le faire pendant les 2h30 de ce beau film qu’est Biutiful plutôt que sur ces seules quarante-cinq dernières minutes. J’aurais aimé ressentir l’âpreté de ce récit désenchanté dans les rues de Barcelone du début à la fin. J’aurais aimé être complètement happé par la performance de Javier Bardem, récompensé du Prix d’interprétation masculine à Cannes cette année pour ce rôle de père malade cherchant à régler ses affaires personnelles et professionnelles avant de quitter ce monde.
Ce soir, je suis allé voir L’homme qui voulait vivre sa vie (un autre que j’avais en retard) d’Eric Lartigau. Je n’étais plus au Saint-Lazare Pasquier mais à l’UGC Ciné Cité Bercy, et je suis resté fidèle au 5ème rang. Ce soir, je n’avais pas un seul spectateur entre moi et l’écran, tout le monde ayant préféré se mettre plus haut. Ce soir, j’avais l’écran, et le film, pour moi seul (c’est ainsi que mes yeux l’ont perçu en tout cas). Et après la mésaventure Biutiful, cette sensation de solitude fut grisante. D’autant que le film tient bien la route.
Avis aux retardataires ne se souciant guère des autres spectateurs : je vous ai à l’œil…