Lory-Dabo : Tueur de gueuses. Extrait (1)

Par Bruno Leclercq

Feuilleton.

Confession de l'assassin

Quand on a découvert l'auteur du crime de l'avenue Montaigne, on a trouvé sur lui les pages suivantes, d'une écriture fine et serrées.

I

« Le temps est affreux, et je ne me sens pas d'humeur à sortir. Cependant, j'ai promis de paraître à la soirée du duc de Brantès. J'enverrai demain un mot d'excuses, prétextant une migraine. J'y suis d'ailleurs assez sujet : cela m'envahit le cerveau comme des bouffées de sang. Aujourd'hui, je suis bien ; très calme, très reposé, mais assombri, presque triste. Je ferais piètre mine dans le monde. Avec un tempérament de fer et une volonté inébranlable, il y a pourtant des heures où je ne sais quelle mélancolie me prend. Ce n'est pas le remords : je l'ignore. Avant d'entreprendre ce que je fais, j'ai si longuement réfléchi, j'ai si exactement pesé le pour et le contre de mes actes, que j'espère bien ne connaître jamais cette terreur des petits esprits. Si j'avais cru devoir l'éprouver un jour, je me serais écarté de la voie où je suis entré ; car je prétends trouver au bout le bien-être, et j'y aurais alors infailliblement rencontré l'inquiétude et des tourments de chaque instant. Non, je ne regretterai jamais rien ; je me sens invinciblement cuirassé contre le regret.

« Comment alors expliquer ce besoin, qui devient de plus en plus impérieux, de m'entretenir sans cesse avec soi-même de ce passé redoutable et des nouveaux projets que je forme ? Il me faudrait un confident : tout mon être s'élance vers l'épanchement, et je ne puis contenir le flot de pensées et de rêves qui bouillonne au dedans de moi. Mais quel autre confident choisir que moi ? Ce serait la fin de tout, la perte certaine. Fortune, amour, ambitions, je verrais en un moment crouler tout cet échafaudage laborieusement élevé. - Un mot qui se rapproche bien d'« échafaud »... Bah ! Je n'y monterai jamais. Je le laisse à ce pauvre diable de Jean Renaud.

« Je veux écrire mes impressions et l'histoire de ma vie : cela me soulage déjà de les confier à ce papier. C'est assez vulgaire, n'est-ce pas ? Et je m'étonne de ressentir une envie si commune. Tous les jours, les journaux nous apprennent qu'un assassin consacre les loisirs qu'on lui fait à Mazas, à la confection de ses Mémoires. Il y en a qui font des vers et qui s'ingénient à des acrostiches. Et voilà que, moi aussi, je ne résiste pas au désir de raconter mes crimes ! C'est, paraît-il, une loi commune à tous, et je ne l'explique aisément que par cette nécessité de confidence dont je parlais. Nous en avons trop sur le cœur !

« C'est dangereux, ce que je fais là. Si j'étais pris, le moyen de nier, après qu'on m'aurait mis ces lignes sous le nez ? Répondre qu'il n'y a dans ces révélations qu'un essai de littérature, une oeuvre d'imagination, une étude psychologique ? Quel enfantillage ! Mais je suis tranquille : nul au monde ne les lira, car je ne serai jamais inquiété, et s'il était possible que je le fusse, je me garderais de les écrire. Non, encore une fois : la terre peut trembler, l'univers peut disparaître ; je ne puis pas être soupçonné.

Et d'ailleurs, je vais bientôt changer d'existence. Plus qu'un effort, et quand j'aurai épousé ma chère et pure Suzanne, une vie nouvelle s'ouvrira devant moi. Je brûlerai ceci, et j'étoufferai jusqu'au souvenir du passé. J'aurai tant de bonheur, je connaîtrai tant de joies, que mes crimes en seront effacés.

« Je veux laisser courir ma plume sous l'effort de mes pensées ; je veux être tout entier au récit de ma vie. Je ne serai pas dérangé : ma mère repose là-haut ; elle me croit chez le duc. Pauvre chère vieille femme ! Si elle savait !

« John vient de m'apporter tout ce qu'il faut pour confectionner un excellent grog. Je suis installé dans mon grand fauteuil aux armes des Chambléan. Mon cabinet est bien clos ; mon feu de bois pétille gaîment. C'est une installation charmante pour un assassin.

« Je vais écrire jusqu'au jour. »

II

« Je me demande parfois quel mystère entoura ma naissance. Mon père, Hugues-Hector, comte de Chambléan, était le plus parfait honnête homme de la terre. Comment moi, son fils, suis-je tombé à cette profondeur de crime ? Il y a là de quoi dérouter tous les théoriciens de l'atavisme. J'ai dû être conçu en une heure sombre où mes parents étaient sous l'impression de quelque terrible drame. Puisque je vis dans le sang et du sang, et que je m'y plais comme un requin au fond des mers, il faut qu'il y ait du sang autour de mon berceau – ou que la doctrine de l'hérédité soir imaginaire.

« Au fait, ceci ou cela, que m'importe ? La seule chose qui m'intéresse, c'est que je suis un assassin. Mes victimes n'en ont pas cherché plus long ; pourquoi m'y casserais-je la tête ? Mon père était un brave et loyal gentilhomme ; ma mère est une sainte, - et je suis un gredin. Que faut-il de plus ?

« Par quelle succession de transformations morales, par suite de quel travail de mes facultés en suis-je arrivé à ce degré de bassesse, voilà une enquête psychologique dont je me sens tout à fait incapable – comme on dit dans l'opérette. Une chose pourtant dont je suis certain, c'est le cynisme prodigieux que l'habitude prolongée du vol et du meurtre m'a donné. Je pense, avec une entière placidité, à des actes épouvantables, et je me remémore des scènes de carnage dont j'étais l'auteur, sans qu'une fibre tressaille en moi. J'ai commencé par être de boue ; je suis d'airain maintenant ; et – je le constate froidement, avec un certain orgueil, - étranger complètement au remords.

« Quand j'ai perdu mon père – double malheur pour moi, car il m'a lancé sans guide dans la vie – je n'avais pas terminé mes études. J'étais élève d'un lycée où l'on fait surtout des viveurs. Ma mère, n'ayant plus auprès d'elle que son fils unique, me gâtait terriblement. Elle me passait toutes mes fantaisies ; et comme j'étais naturellement paresseux, au lieux de me contraindre au travail, elle me laissa prendre place dans le monde, avant que j'eusse cessé d'être un enfant. J'y contracté, dès l'abord, le dégoût de toute occupation sérieuse, et l'habitude enracinée d'une existence facile, large et désœuvrée. Mon ambition fut d'avoir tout de suite de grands succès dans les salons de toutes les catégories ; et je les eus.

« A vingt-cinq ans, je n'avais plus rien de mon patrimoine, disparu en des orgies insensées. Pourtant, à cet âge là, on n'enraye pas. Je fis suivre le même chemin à la fortune personnelle de ma mère, qui me l'abandonna sans un murmure. Il fallut bien alors, quel que fut mon dépit, réduire un train de maison ruineux. Fort heureusement, le krach survint sur ces entrefaites, et nous permit d'expliquer honorablement en changement de vie dont on se serait à bon droit étonné. On nous crut moins riches : on ne soupçonna pas notre dénuement. Quelques épaves de cet irrémédiable naufrage nous permettaient de faire encore quelque figure ; mais il nous fallait sacrifier tout à l 'apparence. En réalité, c'était la misère, en habit noir et toujours gantée de frais, avec son cortège de dettes et d'humiliations.

« Je n'avais rien retranché de mes relations ; ma première folie fut de continuer àà jouer. A mon cercle, j'avais toujours compté parmi les plus gros pontes et je mettais mon honneur à tailler les plus fortes banques. Rien ne me flattait davantage que de m'entendre appeler « un beau joueur » ; je ne voulus pas déchoir. C'est cette stupide vanité qui est cause de tout.

« Ruiné, je n'avais pas le droit de perdre. Comment toujours gagner ? Je puis me rendre cette unique justice, d'avoir toujours été très logique – et je le suis devenu jusqu'à être implacable. Le raisonnement le plus simple me démontra qu'il fallait à tout prix tricher. Je fus longtemps avant de m'y résoudre.

« Il n'y a dans la voie du crime que le premier pas qui coûte. C'est absolument vrai, car j'ai accompli depuis des actes monstrueux qui m'ont paru bien moins pénibles. J'ai tué trois fois, et j'en ai certainement éprouvé moins d'émotion que de la première banque où je me suis servi d'un jeu préparé. Je sentais qu'aussitôt la première carte jetée, c'en serait fait de moi : je ne pourrais plus revenir en arrière. Je serais entraîné dans un engrenage d'infamies, et je n'effacerais celle-là, qu'en en commettant de nouvelles. Enfin, la visite d'un créancier qui menaçait de la saisie, me décida. Le soir même, Guy de Chambléan était un voleur.

« Vraiment, c'était trop agréable de voir la fortune me sourire sans répit ; mais ce pouvait être dangereux. Je n'avais pas perdu toute prudence. Je ne demandais pas au jeu plus qu'il ne me fallait pour soutenir mon train. Fort souvent je perdais, quitte à me refaire le lendemain. Nul, au Cercle, ne se serait avisé de me croire l'auteur d'une vilenie. Je jouissais de l'estime générale, et j'avais hérités de toutes les sympathies qu'avait laissées mon père. Pourtant un malheureux hasard faillit tout révéler. J'avais dû acheter la complicité d'un garçon de jeu. Cet homme mourut subitement, et l'on trouva dans sa chambre tout l'attirail dont il se servait pour marquer les cartes avec de la gomme. Je me trouvais sur le passage de notre président au moment où il venait de faire cette grave découverte. Il m'en parla, et voulut bien me demander mon avis. Je lui conseillai vivement de ne pas ébruiter la chose, et de surveiller : bien sûr, on n'aurait pas de peine à prendre, sur le fait, le voleur qui ne se douterait de rien. Telle fut la conduite qu'on tint. Mais cela ne faisait pas mon compte, me mettant moi-même dans l'impossibilité de continuer mes exploits. Il fallait absolument un coupable, et son exécution, pour me permettre d'en ressaisir le cours. Je jetai mon dévolu sur un personnage plus ou moins exotique, le marquis de C...i, qu'entourait d'ailleurs une médiocre considération. Je lui glissai dans la poche une portée, préparée comme celles qu'on avait découvertes. Il prit une banque, et abattit neuf trois fois de suite. Je n'en attendais pas davantage pour lui lancer cette apostrophe :

- Votre veine est insolente, marquis.

- Que prétendez-vous dire ?

- C'est assez clair : que vous avez la veine d'un grec.

- Monsieur ! Vous me rendrez raison de cette insulte, et il s'élança vers moi, la main levée.

Je me reculai et lui dis avec un grand calme et beaucoup de dignité :

- Je me battrai avec vous, quand vous m'aurez prouvé que vous n'êtes pas un voleur.

- Moi un voleur !

- Oh repris-je en persiflant, laissez-vous fouiller et je serais bien étonné, - et vous aussi, qu'on ne trouvât pas sur vous quelques portées.

- Me fouiller ? Eh ! Bien, j'y consens. Qu'ais-je à craindre ?

« Il ouvrit sa redingote, et pria l'un des assistants de vérifier qu'elle ne contenait absolument rien. Celui-ci, devant tant d'assurance, refusa d'abord, croyant outrager le marquis ; enfin, sur son insistance, il fit mine de mettre la main dans une des poches de coté. C...i lui prit le poignet pour le forcer à y plonger les doigts. On crut que c'était au contraire pour l'arrêter, car aussitôt notre collègue retira un jeu de cartes, - celui que j'y avais mis. Je renonce à peindre la stupéfaction de C...i. On la crut feinte. Il protesta de son innocence, se déclara victime d'une machination. Personne ne le crut. Il fut chassé ignominieusement du Cercle. On me plaignit beaucoup d'avoir failli me rencontrer sur le terrain avec ce misérable. Le lendemain, fou de honte, il se brûlait la cervelle. Le monde prit cet acte de désespoir pour un aveu. Je ne sais rien de plus sot que le monde.

« A la suite de cette aventure, qui fit un scandale énorme et provoqua une épuration du Cercle, il m'était bien difficile de continuer à violenter le sort aussi assidûment. D'abord il me fallait changer ma manière : car nous étions devenus fort défiants. La coupe ne me rapporta bientôt plus de quoi subvenir à mes besoins. Il était nécessaire de trouver autre chose. Quoi ? J'aurais pu prendre une grande résolution ; me mettre bravement au travail, et chercher à réparer mon crime par une existence sans reproche. L'idée m'en vint, je l'avoue – j'en suis venu à avouer comme chose indigne de moi toute bonne pensée ; - mais j'eus vite raison de cette velléité d'honneur. Aussi bien, j'avais déjà du sang aux mains, celui du pauvre C...i ; il en fallait d'autre par dessus pour le faire disparaître. C'est la force des choses, et l'on n'y résiste pas, quand on n'a de volonté que pour le mal... et qu'un gardien de la paix ne vous prend pas au collet. »

Lory-Dabo :Tueur de gueuses. (Piaget, 1887)

A suivre....