"Guerre" à Rio : l'orage avant l'accalmie (définitive) ?

Publié le 25 novembre 2010 par Tinkofr
Plus de 50 véhicules incendiées en pleines rues, près de 20.000 policiers militaires et civils réquisitionnés pour sillonner les morros de la ville et "chasser du bandido" à coup d'HK G3, de multiples attaques à main armée sur les postes des forces de police, des "car-jackings" comme s'il en pleuvait, des alertes à la bombe dans tous les quartiers (et jusque dans les plus chics shopping centers de la ville), la Marine Fédérale appelée en renfort pour fournir des véhicules blindés, 27 personnes tuées, c'est le triste comptage en forme de bilan (provisoire) de la flambée de violence qui agite Rio de Janeiro depuis 5 jours, dont les faits ont déjà été relatés par la presse internationale, comme ici sur le site du Monde.

Un bus incendié près de la Linha Vermelha

Ces scènes de guerrilla urbaine, que Rio n'avait plus connues, en tout cas à cette échelle, depuis plus de 5 ans, sont peut-être le chant du cygne des principales factions criminelles de la ville, qui gèrent depuis une vingtaine d'années le trafic de drogues et d'armements au sein de la Cidade (presque) Maravilhosa ; c'est en tout cas le crédo du gouverneur de l'Etat de Rio, Sergio Cabral (brillamment réélu voici quelques semaines à son poste en grande partie grâce au succès de sa politique de sécurité, via l'installation des fameuses UPPs dans les morros de la ville, dont je vous ai déjà parlé ici), et de son Secrétaire d'Etat à la Sécurité Publique, le vigoureux José Mariano Beltrame : d'après eux, les deux principales organisations criminelles de la ville, le Comando Vermelho (qui "dirige" l'une des dernières favelas de la riche Zona Sul non encore "sécurisée", mais pas la moindre, la gigantesque Rocinha et ses quelques 200.000 habitants) et l'ADA (les Amigos dos Amigos -sic-, fortement présente dans les comunidades de la Zona Norte de la ville), en guerre ouverte depuis 15 ans, se seraient unies afin de mettre à mal la stratégie de pacification menée par l'Etat de Rio, qui nuit forcément aux intérêts de leurs "businesses" illégaux respectifs. Le gouverneur promet de ne pas flancher face au chantage présumé, qui consisterait à stopper la création des UPPs (et en particulier celle qui doit prochainement tenter de prendre possession de...Rocinha, au grand dam du Comando Vermelho) en échange du calme -relatif- que la ville retrouverait, alors que des échéances majeures l'attendent -évidemment la Coupe du Monde de Football de 2014 et les Jeux Olympiques de 2016. S'il s'avère que la recrudescence actuelle des violences est bien le fait d'une réaction du "CV" et de l'"ADA" face à l'action pacificatrice de Cabral et Cie, ce dernier a évidemment raison de ne pas céder et de poursuivre la reconquête de quartiers déshérités et trop longtemps délaissés par la force publique. Il me semble que l'installation -déjà annoncée- de l'UPP à Rocinha (qui va réclamer quasiment près de...2.000 policiers postés en permanence au sein de la favela la plus peuplée d'Amérique Latine) va être LE moment décisif : si l'Etat parvient à reprendre durablement le contrôle de la principale plaque tournante du trafic à Rio, de surcroît située près des lieux de consommation (la Zona Sul et ses riches "yuppies"), il aura marqué des points décisifs dans cette guerre sans nom qui se déroule depuis plus de trente ans et qui pourrit la vie de ses habitants, en particulier des plus pauvres.

José Mariano Beltrame, le Secrétaire
 à la Sécurité Publique de l'Etat de Rio 


Cependant, face à cette version officielle qui reproduit le modèle basique d'opposition entre les "preux chevaliers" de l'ordre public (l'Etat, la Police Militaire, le BOPE...) et les terribles trafiquants avides de pouvoir et d'argent (le CV, l'ADA, mais aussi plus largement -et plus insidieusement- une large partie des habitants des favelas, à qui les habitants de l'asfalto -par opposition à la terre battue qui couvre les principales artères des morros cariocas...- en voudraient presque d'avoir pour certains d'entre eux retrouvé la paix via les UPPs...), des voix dissonantes s'élèvent, mettant en cause la stratégie globale de sécurité de l'Etat de Rio, comme la dramatisation excessive des évènements de ces derniers jours -sans parler des exécutions sommaires survenues dans les favelas, et ce terrible bilan de 27 tués, à date. 

La sociologue Julita Lembruger

Dans un entretien réalisé hier pour la Folha de São Paulo, la sociologue Julita Lembruger, spécialiste du système pénitentiaire brésilien, dresse un sévère constat sur la politique de sécurité menée par l'Etat de Rio : "Il y a un manque flagrant de continuité dans la politique de sécurité publique à Rio. Au contraire de São Paulo, qui a beaucoup investi, en particulier en technologie. A São Paulo, 60% des homicides sont résolus. A Rio, seuls 8% d'entre eux le sont. A São Paulo, il existe depuis longtemps une division dédiée aux homicides (600 hommes). A Rio, elle vient d'être créée, et ne compte que 205 hommes, alors que l'Etat de Rio enregistre 30% d'homicides en plus que celui de São Paulo...A Rio, il y a une politique de développement des UPPs, mais il n'y a pas de politique de sécurité. A aucun moment on n'a une idée de ce qu'est la politique de sécurité publique de l'Etat là où il n'y a pas d'UPP. Ils (l'Etat) ont réussi à très bien articuler la stratégie autour des UPPs. Mais après ? Il y a seulement 13 communautés dotées d'une UPP (sur plus d'un millier de favelas recensées à Rio...). Quelle est la politique pour le reste de l'Etat ? Il ne suffit pas de mettre des policiers dans les rues, il faut planifier et monitorer les actions de sécurité, mais pour cela il faut connaître parfaitement la réalité du terrain...Le risque majeur que je vois (dans la répression actuelle) est de tomber dans une spirale de la violence qui deviendrait impossible à résoudre."   

De son côté, le sociologue carioca Ignacio Cano déplore dans un entretien fait à la BBC Brasil l'exagération, aussi bien médiatique que gouvernemental, dans les discours des uns et des autres, et rappelle qu'il n'y a par exemple aucun comptage officiel du nombre de "car-jackings" (arrastões en portugais) qui se produisent à Rio, que la caisse de résonance liée au fait que certains d'entre eux se soient produits dans la riche Zona Sul a joué à plein, qu'il existe une tendance forte, qui survient de manière "cyclique", à la dramatisation des évènements du type de ces derniers jours, ou qu'encore il n'est pas formellement possible de lier la vague actuelle de violences au développement des UPPs, et qu'enfin il convient de regarder les chiffres officiels de la criminalité pour constater que la situation est structurellement en train de s'améliorer (baisse des vols et des homicides à Rio). 
Enfin, il est à noter que le propre Commandant Général de la Police Militaire de Rio, le colonel Mario Sergio Duarte, a rappelé sur son compte Twitter hier que les évènements de ces derniers jours étaient "le résultat d'années de mauvaise distribution des richesses, d'inégalité sociale, d'acceptation de la 'favelisation' et de combat social inefficace".
Quoiqu'il en soit, il me semble que les responsables politiques de l'Etat devraient absolument lutter contre le discours ambiant, qu'ils contribuent à entretenir aujourd'hui, faisant passer la majorité des habitants des favelas comme des criminels a priori (en envoyant par exemple aujourd'hui même des véhicules blindés et le BOPE -les forces spéciales de la police carioca- "nettoyer" le quartier de Vila Cruzeiro, le tout relayé par un discours exagérément guerrier), insister vraiment dans les paroles sur le distinguo traficant / habitant de la favela et dans la mesure du possible préserver la vie de tous -la présomption d'innocence est inscrite dans le droit brésilien, et la peine de mort abolie...en théorie.