Quand j’ai découvert cette vidéo sur le Net réalisée par Lena Gieseke, j’ai d’abord été assez scandalisé par cette initiative. Pourquoi, me dira-t-on ? N’est-ce pas beau à regarder ? Je crois tout simplement que tenter de représenter Guernica en 3D (en attendant très bientôt L’Olympia de Manet avec suivant le même procédé, une caméra fictive nous dévoilant tous les détails de son intimité), est un parfait contresens. Il faut rappeler que le projet de Picasso était d’utiliser sa documentation (les photographies, les affiches, les articles de presse, etc.) non seulement pour s’informer des détails de ce crime odieux, mais aussi pour reproduire ces différents supports, à l’intérieur même de son oeuvre. Il n’y a pas de perspective dans Guernica, aucun effet de profondeur. Les formes sont si entremêlées qu’au premier regard, on peine à distinguer les personnages apparaissant sans volume, sans relief ni modelé, comme si nous regardions une très large affiche. Par ailleurs, l’oeuvre est monochrome pour naturellement rendre hommage aux nombreux clichés en noir et blanc qu’il a soigneusement examiné notamment dans l’Humanité. Un autre élément peut aussi faire penser à la photographie, c’est l’impression de moment figé ou brusquement interrompu qui se dégage de l’ensemble. Bref, “Guernica” est une oeuvre qui écrase les formes, lui donner une troisième dimension, c’est je crois faire fi des intentions de l’artiste.
Puis dans un second temps, je me suis ravisé car cette vidéo a au moins l’avantage ou la vertu pédagogique de mieux nous faire voir les huit personnages qui composent “Guernica” et surtout de constater l’absence éloquente des hommes. Nous voyons en effet trois animaux (un taureau, un cheval et un oiseau); et quatre femmes (l’une au visage renversé tient en pleurant un enfant mort dans ses bras; à droite entourant le profil de la femme qui tient la lampe, une autre femme semble se diriger vers la lumière; une troisième lève enfin les bras au ciel et paraît bruler vive). On m’objectera que si on y ajoute le guerrier au sol serrant dans sa main un glaive brisé, à proximité d’une fleur sur laquelle d’ailleurs la vidéo s’arrête de manière emphatique, on tient là un homme ! Je crois, à sa taille gigantesque, qu’il s’agit plutôt d’une statue dont la chute après un bombardement, aurait provoqué la dislocation. C’est un élément du décor. Donc pas d’hommes sauf peut-être de façon symbolique. Picasso le dit lui-même dans une interview réalisée pour un journal américain en 1945: “Guernica est symbolique… allégorique. C’est la raison pour laquelle j’ai utilisé le cheval et le taureau”. Selon les spécialistes, le taureau pourrait éventuellement représenter la force, la virilité, voir le peintre lui-même c’est-à-dire une présence masculine mais comme le fait remarquer André Fermigier, non seulement il semble reposer sur rien, être en état d’apesanteur mais de surcroît il est particulièrement inexpressif comparé aux autres personnages du tableau ou au cheval qui traversé par une lance, est en train de mourir. Au reste, le cheval en opposition au taureau pourrait symboliser la féminité sacrifiée.
Les femmes sont donc largement dominantes. On sait le rôle primordiale qu’elles ont joué dans la vie et dans la peinture de Picasso, et qu’à cet égard, elles méritent tous les hommages. Mais ici, que veut-il nous dire ? Que les femmes seraient les principales victimes civiles (avec les enfants) des guerres décidées et faites par les hommes ? Cela ne fait aucun doute. Et encore aujourd’hui, elles sont utilisées, humiliées, violées massivement durant les guerres. Mais ce n’est pas tout: on peut remarquer au centre de la toile, une autre femme qui n’est pas une pleureuse et ne semble pas souffrir. Elle a un profil géant, le bras tendu, et tient une lampe à pétrole. Je me suis longtemps interrogé sur cette porteuse de lumière dont le message est nécessairement positif mais assez obscur et c’est en lisant l’admirable livre d’André Fermigier consacré à Picasso que j’ai enfin trouvé la réponse.
Le célèbre critique est le premier à rapprocher “Guernica”, d’un tableau plus ancien: Prud’hon, La Justice et la Vengeance divine poursuivant le crime (1808, Musée du Louvre): “j’y verrais plutôt écriti-il, un souvenir du tableau de Prud’hon (…). D’autant plus que c’est bien de cela qu’il s’agit: tous les éléments et les personnages du tableau, à l’exception du taureau, (…) représentent le deuil et l’horreur. Seule la porteuse de Lumière fait irruption dans cette scène de carnage comme un symbole de liberté, une promesse de vengeance, Elle découvre le massacre, crie sa stupeur et son indignation. Elle n’arrive point de la gauche, comme le ferait l’ange de l’Annonciation, mais de droite, comme il convient aux messagers de la tragédie et c’est pourtant bien d’une sorte d’annonciation qu’il s’agit ici. Car la porteuse de lumière est aussi la force, la justice et la vie. Sans elle, il n’y aurait plus d’espérance; sa présence éclaire tout le tableau et c’est vers la lumière qu’elle apporte que se dirige le regard de la femme qui essaie de se soulever de terre ….”.
Deux remarques en guise de conclusion: à lire ces lignes, on s’aperçoit qu’il y a un génie de la création mais aussi de l’interprétation. S’agissant de la porteuse de lumière, quand on sait qu’en France ”654 000 femmes ont déclaré avoir subi des violences physiques ou sexuelles en 2009, (soit) près de 20 000 de plus qu’en 2008″ (le Monde.fr), il est évident qu’elle aurait tendance aujourd’hui à fulminer contre ces violences faites aux femmes.