Cette poésie est très personnelle, mais aucunement repliée sur elle-même. Au contraire, elle est comme saturée d’échos, de résonances et de rappels d’autres créateurs dans différents domaines artistiques : la littérature (surtout la poésie), la musique (essentiellement le jazz), la peinture, la danse… Certains poèmes sont construits comme une galerie de portraits d’amis, ou une procession de fantômes proches : Ci-gît (Artaud, Chet Baker, Jack Kerouac, Yves Klein, Marilyn Monroe, Jackson Pollock) ; Bleu d’alcool (E. Dickinson, S. Plath, B. Fondane, K. Ferrier, E. Dolphy, N. de Staël, B. Kaufman…). De même pour le long poème Le monde est un arbre (p. 85 à 93). Si Bianu fait circuler toutes ces figures dans ses poèmes, ce n’est pas par jeu culturel ou pédantisme, c’est pour ce que ces artistes ont tenté d’atteindre dans leurs œuvres : dépasser les limites et ouvrir sur un autre espace-temps, proprement magique. Ainsi dans Eloge du souffleur (pour John Coltrane) : « je fais apparaître / les désordres fluides du vivant / les marbres tremblés du temps / jusqu’à resplendir / jusqu’à m’accorder / au mouvement perpétuel de la lumière » et un peu plus loin « je passe à travers tous les cercles / naissances morts renaissances / s’en vont s’en reviennent / à chaque seconde de chaque solo / je traverse mille frontières / pour une liberté enfin déliée » (p. 58). Voilà le maître mot de la quête poétique de Bianu : la liberté. « loin de tout ce qui vivote / de tout ce qui vitrifie / vivement la vivance / de tous les grands viviers / oui / vivement cette vie sans vitrine / cette vie sans visière /cette vie sans venin ni verdict / cette vie sans verrou » (p. 132). On pourrait citer aussi le poème Toujours plus libre (p. 194). Il y a bien cette volonté poétique de détachement, d’arrachement hors de la raison raisonnante, hors des normes normées, quitte à « abandonner tous les garde-fous »(p. 190) Voilà ce qui justifie l’emploi constant de l’image comme levier pour soulever à la fois le réel et la langue.
Mais, et c’est un des aspects émouvants de ce livre, parallèlement à cette foi dans la puissance libératrice de la poésie et de l’art, il y a une conscience aussi forte de la limite et de la mort. Plusieurs poèmes sont dédiés « in memoriam » : à S. Sautreau, A. Albert-Birot, J.P. Auboux, J. Lacarrière… Et le dernier poème du livre, très beau dans sa simplicité, est un poème d’adieu : « Je parle / avec une morte - / si vivante // Mémoire noyée - / tes cendres / me sourient // Elégante à jamais - / même / quand tes cendres s’envolent ».
Antoine Emaz
Zéno Bianu, Le désespoir n’existe pas , Gallimard – Col. Blanche – 218 pages – 21 €