Jean-Auguste-Dominique Ingres (1780-1867) – Monsieur Bertin – hst (116x95) – 1832 – Paris, Musée du Louvre
Je ne vais pas vous refaire le coup d’« Au théâtre ce soir » avec la réunion de mardi organisée par la municipalité pour la présentation publique du PADD (projet d’aménagement et de développement durable) de Louviers. Il ne faut pas abuser des bonnes choses.
Et pourtant, Molière, qui avait dû assister à la précédente réunion s’était invité. On se serait bien cru dans le Bourgeois gentilhomme. Avec, par ordre d’entrée en scène, dans le rôle de M. Jourdain (pas François, l’ancien directeur de l’atelier municipal d’urbanisme), le maire de Louviers, incapable de positionner un endroit précis de la ville sur la carte et se gargarisant des mots savants qu’il venait fraîchement d’acquérir de la bouche d’une sorte de Maître de philosophie, urbaniste de son état. De ceux qu’on paie avec nos impôts pour venir nous lire l’heure à notre montre. Car, à l’inverse de Monsieur Jourdain qui faisait de la prose sans le savoir, il en est d’autres qui croient faire de l’urbanisme et se prennent aux sérieux rien qu’en lui empruntant son vocabulaire le plus hermétique.
Comme avec le mot agrafe, par exemple. Comment, vous ne savez pas ce qu’est une agrafe ! Vous pensiez bêtement comme moi qu’il s’agissait de ce petit fil de métal qui, replié, sert à maintenir ensemble des feuilles de papier. Que nenni ! Laissez-moi vous expliquer. Une agrafe, c’est par exemple, quand on a décidé seul de disposer un ensemble d’équipements publics sur un terrain, séparé de la zone d’habitation à laquelle ils sont majoritairement destinés, par un axe de circulation important difficilement franchissable. Alors, pour les relier, il faut inventer une solution évitant les risques du croisement entre le flux des piétons et celui des automobilistes. C’est cela une agrafe, dans leur jargon. Pour faire cela sérieusement, il faudrait, soit pour les piétons, soit pour les automobiles, un pont ou un passage souterrain. Mais, gageons d’ores et déjà que d’ici là, « en raison de la crise qui a lourdement pesé sur nos projets et nous a obligés à réduire nos ambitions afin de réaliser des économies, nous avons dû faire des choix », cette agrafe se finira par quelques bandes de peinture sur le bitume. On appelle cela, nous les gens du peuple, un passage pour piétons. Mais le dire comme cela, c’est faire la part trop belle à des contingences bassement matérielles.
Bon, j’arrête là pour le théâtre. Mais plus tard, je réexpliquerai comment on en est arrivé là.
Non, ce qui est frappant, c’est la manière dont ce mot, durable, s’est immiscé partout. Comme il s’est installé en tous points, en tous lieux, en toutes circonstances. Par la magie du verbe, tout est devenu durable. Être durable, c’est tendance .Alors, pour faire branché, on l’accommode à toutes les sauces. Durable, le développement ; durable, l’aménagement ; durable, la maison ; durable, la gestion ; durables, les élus… mais si, mais si, ils le souhaitent ardemment. Durable, mais hélas que trop, le chômage. Éternellement durables, les impôts. Par une de ces acrobaties dont nos petits génies de l’assurance ont le secret, même la santé serait devenue durable. Il suffit de payer la prime. Et les académiciens, vont-ils être bientôt durables en plus d’être immortels ? C’est grotesque.
Si nos proches ancêtres revenaient – je parle de ces personnes qui ont vécu jusque dans les années cinquante, avant que les États-Unis d’Amérique ne nous exportent leur société de consommation –, ils nous regarderaient comme des dérangés de l’esprit, nous et notre société du tout jetable. Eux qui ne jetaient rien, réparaient et recyclaient tout, géraient admirablement l’économie domestique avec le simple bon sens. Faut-il que nous ayons totalement perdu le nôtre avec cette frénésie de consommation savamment entretenue pour que, comme par un effet de balancier, nous en soyons à ne proposer désormais comme une incantation, que du durable. Proposer, bien sûr, car dans tout ce bla-bla durable, il y a une manière durable de se donner bonne conscience à bon compte en ne changeant durablement pas grand-chose. Et là, ça n’a que trop duré.
Reynald Harlaut