J’ai beaucoup réfléchi au dernier commentaire de notre ami Halagu sur l’écriture naïve, telle que Flaubert la définissait.
Dans les naïfs, Flaubert plaçait Homère et Montaigne, par exemple. Des gens qui exprimaient ce qu’ils avaient à dire, sans trop se soucier de ce qu’on avait écrit autour d’eux ou avant eux et qui, avec un langage simple, non étudié, parvenaient à exprimer leurs idées. Leur force est là. Ils disent ce qu’ils ont à dire et du coup ils atteignent leur but.
A côté des naïfs, Flaubert admirait aussi les classiques, qui eux parvenaient à une sorte de concision et à un équilibre certain. Quant aux contemporains (en gros les romantiques), Flaubert les rejette car ils s’épanchent sans arrêt et tournent au sentimentalisme.
En tant qu’auteur, Flaubert essaie donc de concilier la force du message des naïfs avec la force du style des classiques. Et ce n’est pas facile, assurément. D’autant qu’il se rend compte que sa chronologie des écrivains n’est pas cohérente et que quelqu’un comme Hugo, bien qu’il soit romantique et contemporain, est aussi un naïf. Pris par l'urgence de son message, Hugo n'a pas le temps de s’interroger sur son style. Il écrit.
Néanmoins il y a une chose triste, c'est de voir combien les grands hommes arrivent aisément à l'effet en dehors de l'Art même. Quoi de plus mal bâti que bien des choses de Rabelais, Cervantès, Molière et d'Hugo ? Mais quels coups de poings subits ! Quelle puissance dans un seul mot ! Nous, il faut entasser l'un sur l'autre un tas de petits cailloux pour faire nos pyramides qui ne vont pas à la centième partie des leurs, lesquelles sont d'un seul bloc (correspondance à Louise Colet)
Dès lors, le naïf travaillerait « en dehors de l'Art même » tandis que l'artiste (Flaubert) se bornerait à « faire du style ». Voilà de quoi décourager notre bon Normand qui passe des heures à modifier une phrase et à trouver le mot juste. Le génie, lui, se contenterait de suivre son tempérament sans penser à rien d’autre qu’à son message. En un mot, il n’a pas de style, mais n’en a pas besoin.
Flaubert classe donc dans ces génies Rabelais, Cervantès, Molière (bien que classique) et Hugo (bien que contemporain) Du côté des artistes (qui donc ne sont ni naïfs, ni classiques), il place par exemple Horace, La Bruyère et lui-même. Ceux-là recherchent la perfection du langage, mais atteignent bien difficilement la vérité.
D’où sa fameuse phrase : « Quel homme eût été Balzac, s'il eût su écrire ! »
Qu’en penser ? A trop travailler une œuvre, on risque de la rendre artificielle et de s’éloigner de ce que l’on voulait signifier au départ. Inversement, on dit à juste titre que le génie n’existe pas et que tout est dans le travail. Quant à Céline, il s’exprimait ainsi :
Des écrivains, ne m'intéressent que les gens qui ont un style. S'ils n'ont pas de style, ils ne m'intéressent pas. Les histoires, y’en a plein la rue des histoires. J'en vois partout n'est-ce pas des histoires, plein les commissariats, plein les correctionnelles, plein votre vie, tout le monde a une histoire et mille histoires...
Des écrivains comme René Char ou Francis Ponge ont assurément porté leur attention sur le style. Tout est dans le jeu sur la langue et les mots. Ils peuvent même être parfois obscurs ou en tout cas difficiles à comprendre. Personnellement, je les trouve un peu froid, mais cette opinion n’engage que moi.
Par contre, quelqu’un comme Philippe Jaccottet me semble concilier à la fois la recherche sur la langue (trouver le mot juste) et l’expression du sens et de la sensibilité. Ce qu’il dit m’émeut et en même temps j’ai conscience que les termes qu’il emploie sont exactement ceux qu’il fallait employer.
On dit aussi que tant qu’on veut faire de la littérature, on n’en fait pas. C’est quand on croit ne plus en faire qu’on en fait. Cela se comprend. Si je m’efforce d’employer des subjonctifs imparfaits ou si je ne m’exprime qu’au passé simple, pour faire bien, je suis surtout scolaire et ennuyeux. Quand j’oublie tout cela et que je parle simplement, pour atteindre ce que j’ai à dire (avec, pourquoi pas, des dialogues, des interjections, du langage parlé etc.), mon texte devient plus fort, je captive et on m’écoute.
Quelqu’un comme Giono conciliait les deux. Il y a des passages avec un vocabulaire fort riche, des phrases très recherchées et puis subitement on tombe dans des dialogues en langage parlé, qui font « vrai ».
Prenons maintenant quelqu'un comme Daudet et sa chèvre de Monsieur Seguin. Il aurait pu être ennuyeux à mourir en nous contant cette histoire d’une chèvre échappée de son enclos (c’est que le sujet est mince en soi). Mais, non, il parvient à nous captiver par la manière dont il rend la situation :
Ah ! qu'elle était jolie la petite chèvre de M. Seguin ! Qu'elle était jolie avec ses yeux doux, sa barbiche de sous-officier, ses sabots noirs et luisants, ses cornes zébrées et ses longs poils blancs qui lui faisaient une houppelande ! Et puis, docile, caressante, se laissant traire sans bouger, sans mettre son pied dans l'écuelle. Un amour de petite chèvre !
Le tout est de savoir si Daudet s’exprime ainsi naturellement (s’il est un naïf) ou si son texte est le fruit d’un long travail de correction. Le principal, pour nous lecteurs, c’est que cela semble naturel et aller de soi.