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Et si Iago n’était pas un personnage comme les autres ? (”Otello”, opéra de Verdi, 1887)

Par Jazzthierry

On sait que Shakespeare n’a pas de secret pour Verdi. Il le lit sans arrêt depuis sa tendre enfance. On lui doit dores et déjà l’opéra de “Macbeth” crée quarante ans auparavant (1847), et pour marquer son grand retour à l’âge de 67 ans, il choisit à nouveau une pièce du célèbre dramaturge britannique: Othello. Il s’interroge cependant sur le titre: doit-il l’appeler “Iago” ou “Otello” (en omettant le “h”) ? Et l’hésitation est fondée car à rebours de ce que nous pensons habituellement, le rôle de Iago n’est-il pas plus important, plus central que celui d’Otello, un homme fait d’un seul bloc, jaloux jusqu’au bout des ongles et particulièrement naïf. On comprend mal d’ailleurs comment ce grand général, le sauveur de le République de Venise contre les Turcs, bref un homme aussi avisé et si doué quand il livre bataille, peut si aisément se laisser abuser par ses proches, confondre avec une telle constance ses vrais alliés, qui donneraient probablement sa vie pour lui et ceux qui le menacent directement ?

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En second lieu, si le thème de la pièce est la jalousie, le premier à éprouver véritablement ce sentiment n’est pas Otello mais Iago: il ne supporte pas que Cassio ait eu la promotion de capitaine, charge qu’il convoitait lui-même de longue date ! C’est la jalousie de Iago qui va le conduire à susciter celle d’Otello, en inventant une relation amoureuse entre la “douce Desdemona” et le beau Cassio. Bref, c’est bel et bien Iago qui semble déterminer l’action. Verdi trancha finalement de façon abrupte comme à son habitude. Deux raisons essentielles sont à l’origine du choix d’Otello: l’action est tout de même de son côté, mais surtout Verdi ne veut pas donner l’impression de se défausser vis-à-vis de son illustre prédécesseur, Rossini: « Certes, confie-t-il, c’est Iago le démon qui fait tout marcher, mais c’est Otello qui agit: il aime, il est jaloux, il tue et se tue. Ce serait une hypocrisie de ne pas appeler mon opéra Otello à cause de Rossini. Je préfère qu’on dise: « il a voulu lutter et il a été écrasé » plutôt qu’on dise: « il a voulu se cacher derrière un autre titre ». Je crois qu’on pourrait encore aller plus loin et se demander si Iago est réellement un personnage au sens traditionnel du terme…

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Dans l’extrait vidéo que j’ai choisi, au début de l’acte III, nous sommes dans la grande salle du palais et alors qu’on annonce l’arrivée des ambassadeurs de Venise, Otello apparaît. Pour saisir son état mental, on se souvient que dans la scène précédente, Iago a prétendu avoir vu dans les mains de Cassio, le mouchoir qu’Otello avait donné à son épouse le jour de leur mariage. La coupe est pleine, sa colère paraît sans limite. Otello jure de prouver la culpabilité de Desdemona puis de se venger. Ce qui est remarquable, c’est que dans la scène que nous voyons, Iago agit comme un metteur-en-scène devant ses acteurs: c’est lui qui annonce l’arrivée de ceux-ci, dans un ordre précis, celle de Desdemona comme celle de Cassio. C’est lui qui les positionne sur la scène: à Otello, il demande par exemple d’aller se cacher, puis de tendre l’oreille pour mieux entendre les paroles échangées mais aussi d’examiner les gestes. En outre, Iago fabrique très ingénieusement une sorte de quiproquo mais qui n’a rien de comique: il demande à Cassio de lui parler de Bianca, une jeune femme éperdue d’amour pour lui et à qui Cassio fait subir à peu près toutes les humiliations possibles; si bien que lorsque les deux hommes rient ensemble, Otello est persuadé qu’ils se moquent de sa Desdemona et non de Bianca. Le piège a merveilleusement fonctionné. Et Iago dans l’ombre, jouit pleinement du spectacle qu’il a imaginé de bout en bout, tout en échangeant parfois des regards complices avec le spectateur…

On peut se demander si Iago est une création vraiment originale ou bien un moyen souvent utilisé au théâtre. Si l’on reste chez Shakespeare, on trouve dans “Roméo et Juliette” en guise de prologue, un personnage-collectif nommé le choeur qui joue un rôle similaire en annonçant très clairement, le destin tragique de nos deux héros. Mais à la différence de Iago, le Choeur n’y prend visiblement aucune part. Chez Anouilh, dans “Antigone”, on a cette fois un homme seul qui se substitue au Choeur, en présentant l’ensemble des personnages, leur psychologie, et la tragédie irrémédiable qui s’annonce. Mais là encore, le spectateur voit une sorte de didascalie vivante, incarnée, complètement extérieur et non reconnue par les autres acteurs. Si l’on revient à Shakespeare, Hamlet, lorsqu’il fait venir cette troupe de comédiens au Château, en leur prodiguant des conseils précis sur les gestes à accomplir, et sur la pièce qu’ils doivent jouer impérativement devant le roi, se conduit manifestement comme Iago: il espère qu’en voyant cette pièce, le roi sera tellement troublé que dans le meilleur des cas, il avouera son crime.

Pour autant, avec Iago on a véritablement un changement de nature. Le spectateur n’assiste pas simplement à une mise-en-abyme, du théâtre dans le théâtre comme chez “Hamlet”, mais à un procédé vraiment systématique. Verdi a raison, Iago est un démon ou un homme qui voulait se prendre pour Dieu en changeant à sa guise le destin des hommes. Mais peut-être faudrait-il se demander pourquoi tout le monde abandonne si facilement sa confiance à un être dont la fourberie saute pourtant aux yeux ? N’est-ce pas le signe patent que toute la société vénitienne est à l’époque si médiocre, qu’elle est incapable de percevoir le danger ? Si le message de la pièce est probablement celui-là, l’aspect le plus original est sans aucun doute dans la création de cet espace nouveau entre la scène et le public, un espace occupé par Iago, par le rire de Iago…


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