On sait que Shakespeare n’a pas de secret pour Verdi. Il le lit sans arrêt depuis sa tendre enfance. On lui doit dores et déjà l’opéra de “Macbeth” crée quarante ans auparavant (1847), et pour marquer son grand retour à l’âge de 67 ans, il choisit à nouveau une pièce du célèbre dramaturge britannique: Othello. Il s’interroge cependant sur le titre: doit-il l’appeler “Iago” ou “Otello” (en omettant le “h”) ? Et l’hésitation est fondée car à rebours de ce que nous pensons habituellement, le rôle de Iago n’est-il pas plus important, plus central que celui d’Otello, un homme fait d’un seul bloc, jaloux jusqu’au bout des ongles et particulièrement naïf. On comprend mal d’ailleurs comment ce grand général, le sauveur de le République de Venise contre les Turcs, bref un homme aussi avisé et si doué quand il livre bataille, peut si aisément se laisser abuser par ses proches, confondre avec une telle constance ses vrais alliés, qui donneraient probablement sa vie pour lui et ceux qui le menacent directement ?
On peut se demander si Iago est une création vraiment originale ou bien un moyen souvent utilisé au théâtre. Si l’on reste chez Shakespeare, on trouve dans “Roméo et Juliette” en guise de prologue, un personnage-collectif nommé le choeur qui joue un rôle similaire en annonçant très clairement, le destin tragique de nos deux héros. Mais à la différence de Iago, le Choeur n’y prend visiblement aucune part. Chez Anouilh, dans “Antigone”, on a cette fois un homme seul qui se substitue au Choeur, en présentant l’ensemble des personnages, leur psychologie, et la tragédie irrémédiable qui s’annonce. Mais là encore, le spectateur voit une sorte de didascalie vivante, incarnée, complètement extérieur et non reconnue par les autres acteurs. Si l’on revient à Shakespeare, Hamlet, lorsqu’il fait venir cette troupe de comédiens au Château, en leur prodiguant des conseils précis sur les gestes à accomplir, et sur la pièce qu’ils doivent jouer impérativement devant le roi, se conduit manifestement comme Iago: il espère qu’en voyant cette pièce, le roi sera tellement troublé que dans le meilleur des cas, il avouera son crime.
Pour autant, avec Iago on a véritablement un changement de nature. Le spectateur n’assiste pas simplement à une mise-en-abyme, du théâtre dans le théâtre comme chez “Hamlet”, mais à un procédé vraiment systématique. Verdi a raison, Iago est un démon ou un homme qui voulait se prendre pour Dieu en changeant à sa guise le destin des hommes. Mais peut-être faudrait-il se demander pourquoi tout le monde abandonne si facilement sa confiance à un être dont la fourberie saute pourtant aux yeux ? N’est-ce pas le signe patent que toute la société vénitienne est à l’époque si médiocre, qu’elle est incapable de percevoir le danger ? Si le message de la pièce est probablement celui-là, l’aspect le plus original est sans aucun doute dans la création de cet espace nouveau entre la scène et le public, un espace occupé par Iago, par le rire de Iago…