Lénine, Staline et la musique

Publié le 24 novembre 2010 par Les Lettres Françaises

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L’exposition présentée à la Cité de la musique, « Lénine, Staline et la musique », est passionnante et réductrice. Passionnante par l’ampleur du matériau artistique, réductrice en ce sens qu’elle veut saisir la vie musicale de l’URSS de 1918 à 1953 dans son rapport au politique. Or, si celui-ci joue un rôle de premier plan, tout ne peut pas se ramener à ce seul aspect. Par ailleurs, la vie musicale ne s’arrête pas avec Staline, elle se poursuit dans un contexte différent, et l’URSS aura finalement fait preuve d’une vitalité qui se constate par le nombre des oeuvres produites et la qualité des interprètes, dont certains étaient parmi les meilleurs qui soient.

Depuis Soljenitsyne et Furet il est quasi obligatoire de rapprocher l’URSS du IIIe Reich au nom du totalitarisme. Pourtant les réalisations artistiques du régime hitlérien sont très pauvres et la comparaison avec l’URSS n’a guère de sens. Quoique ces problèmes soient traités de façon plus que superficielle dans le dépliant donné aux visiteurs, l’exposition reste une belle occasion d’ausculter la vie musicale soviétique, qui est une des plus riches du XXe siècle. On perçoit d’ailleurs dans les choix l’influence des tendances qui se font jour en Russie. Après des années de rejet de la période soviétique, on semble être maintenant soucieux d’en présenter plus objectivement les phénomènes majeurs. Certes au niveau du vocabulaire la stigmatisation du communisme subsiste encore (exemple : « la quasi-totalité du territoire soviétique était entourée de fils de fer barbelés… », p. 221), mais la page des vastes condamnations a priori semble tournée.

Le spectateur peut voir nombre d’oeuvres picturales importantes comme le portrait de Lourié par Bruni, celui de Chaliapine par Koustodiev, Lénine chez Gorki par Nalbandian, l’autoportrait de Chagall, des projets de décor de Tatline pour Glinka, ou de Bruni pour le Boulon de Chostakovitch, etc. Et le catalogue, fort bien fait, sera une consolation pour ceux qui ne peuvent se rendre à la Villette.

Finalement, l’exposition met à mal la doxa qui veut que la révolution d’Octobre n’ait fait qu’ouvrir la porte à une suite de catastrophes culturelles. Des catastrophes il y en eut, et de taille, mais pas seulement. Avant octobre 1917, le mouvement artistique russe se caractérisait par un désir de révolution qui se transforma en volonté de mettre l’art au service de la révolution, puis finalement au service de la construction d’un nouvel État. Cette évolution ne peut être valablement appréciée que si on a présent à l’esprit le contexte international dans lequel se trouve placée l’URSS, et tous ses problèmes internes, à commencer par l’arriération culturelle de la plus grande partie de la population.

Toute révolution est à la fois une libération et un traumatisme. Maïakovski s’en réjouissait, Rachmaninov ne le supportait pas. À l’époque où Lounatcharski était Commissaire à l’instruction, les premiers pas du régime soviétique furent très favorables à la musique. Arthur Lourié occupait de hautes fonctions qui lui permirent d’organiser les Éditions musicales d’État. Si certains compositeurs choisirent d’émigrer (Rachmaninov, Medtner, Lourié finalement), d’autres restèrent (Miaskovski, Glière), tandis que d’autres reviendront (Prokofiev). Et surtout la Russie post-révolutionnaire voit s’affirmer de nouveaux talents : Chostakovitch, Roslavets, Mossolov, Feinberg, Polovinkine, plus tard Katchatourian, Chébaline, Kabalevski, Popov, Chaporine, Weinberg

Très tôt les musiciens se divisent en deux groupements : l’Association pour la musique contemporaine et l’Association russe des musiciens prolétariens au programme et à la philosophie antagonistes. Les prolétariens considéraient que le pouvoir culturel était à prendre et qu’il était à portée de main. Les autres voulaient résister à des oukases qu’ils jugeaient appauvrissants. Finalement, malgré la caporalisation imposée par Staline et Jdanov, au nom de la lutte contre le formalisme et de l’ordre, les grandes oeuvres soviétiques sont signées Chostakovitch, Prokofiev, Chébaline, Weinberg, Mossolov…, tous ceux que Jdanov dénonçait.

Sur la question de l’opération que ce dernier mène en 1948, on lira le récit d’Alexander Werth. Il donne la transcription de la discussion qui s’ensuivit. On y voit des barbouilleurs de notes s’en prendre à d’authentiques compositeurs. Il s’agit d’un document de premier ordre, qui donne la mesure de la vitalité de la musique soviétique et de la bassesse de ceux qui voulurent la placer sur leur lit de Procuste.

François Eychart

Novembre 2010 – N°76