Giovanni Battista Piazzetta (Venise, 1683-1754),
Un jeune mendiant (Un jeune pèlerin), 1738-39.
Huile sur toile, 67,7 x 54,7 cm, Chicago, The Art Institute.
Il est assez rare que je consacre des chroniques à Antonio Vivaldi, non que je n’apprécie pas ce compositeur, mais il suscite tant et tant de commentaires, certes plus ou moins informés, qu’il me semble assez superflu d’en ajouter encore. Il aurait été néanmoins assez injuste d’ignorer le disque, publié chez Alpha, que consacrent aujourd’hui à ses Concerti per il flauto traversier Alexis Kossenko et Arte Dei Suonatori, tant il constitue, à mon avis, une indiscutable réussite.
Le début des années 1990 a marqué une étape majeure dans l’interprétation de la musique de Vivaldi, car il a vu nombre d’ensembles italiens, jusqu’alors assez inexistants dans le paysage de la pratique « historiquement informée », se la réapproprier et définir des critères esthétiques qui demeurent toujours largement répandus aujourd’hui. On se souvient encore des mémorables Quatre saisons d’Il Giardino Armonico ou d’Europa Galante, bouillonnantes, théâtralisées à l’extrême, claquantes, voire saignantes, qui suscitèrent toute une série de répliques plus ou moins maîtrisées, mais aussi des contre-propositions que la mode firent passer relativement inaperçues. Aux déchaînements frisant parfois l’hystérie et souvent le mauvais goût, Enrico Gatti, rejoint ensuite par Andrea Marcon ou Rinaldo Alessandrini, opposait, dès 1998, un « éloge de la lenteur » ; sans rien perdre de leur superbe, les œuvres du Prêtre roux cessaient, grâce au travail de ces musiciens, de s’essouffler et de trépigner, leur pouls gagnait en régularité et en équilibre. C’est dans cette mouvance que s’inscrit la vision d’Alexis Kossenko. Comme l’explique le flûtiste et chef dans la notice du disque, qui doit être saluée comme un modèle d’érudition souriante dont beaucoup gagneraient à s’inspirer, les concertos pour flûte traversière de Vivaldi posent un certain nombre de problèmes ardus, qu’il s’agisse de leur transmission au travers de manuscrits quelquefois lacunaires ou d’éditions corrompues, de leur date de composition, et même du type d’instrument pour lesquels ils ont été conçus. Les neuf œuvres, auxquelles a été adjoint l’Andante du célébrissime Concerto en ré majeur, RV 428, dit « Il Gardellino », peuvent être situées entre 1720 et 1735, période de maturité du compositeur. Elles utilisent un large arsenal rhétorique, certaines, comme le Concerto en fa majeur, RV 434, empruntant des thèmes à des opéras antérieurs, et explorent une palette d’affects étendue, de l’ébullition joyeuse du Concerto en sol majeur, RV 438, aux atmosphères nettement plus méditatives du Concerto en mi mineur, RV 430, dont le livret nous apprend qu’il fut recopié par Christoph Graupner à Darmstadt. L’impression qui se dégage de cette anthologie est globalement lumineuse, d’un indiscutable raffinement, faisant la part belle à cet élément qui assure aujourd’hui son succès à la musique de Vivaldi et que d’autres choix esthétiques n’auraient sans doute pas souligné avec autant de justesse, le chant. Qu’elles gazouillent, insouciantes et plumes au vent, ou s’épanchent en ouvrant grand les bras à la mélancolie (Largo du Concerto en ré majeur, RV 427), ces œuvres demeurent toujours hantées par le souvenir de la voix et en rapportent l’écho, diffus ou plus manifeste, jusqu’à l’auditeur.
Alexis Kossenko (photographie ci-dessous) et Arte Dei Suonatori livrent, dans ces concertos, une prestation qui n’appelle que des éloges. L’orchestre Polonais, que j’avais découvert lors d’un de ses premiers enregistrements, où il accompagnait la violoniste Rachel Podger dans une version d’anthologie de l’Opus 4 de Vivaldi, La Stravaganza (Channel Classics, 2003), et le soliste se connaissent bien, ayant produit, toujours chez Alpha, deux disques de la plus belle eau consacrés à Carl Philipp Emanuel Bach. Leur complicité est d’emblée évidente et l’on sent bien qu’un des piliers de la réussite de ce disque réside justement, au-delà d’indéniables qualités individuelles, dans la capacité que ces dernières ont de fusionner pour faire vivre la musique dans un même souffle. Alexis Kossenko aurait pu, fort d’une technique assez éblouissante, tirer la couverture à lui ; il fait, tout au contraire, assaut d’humilité et tisse un véritable dialogue avec ses partenaires, ne jouant jamais la surenchère ou l’effet de manche facile. L’orchestre est incisif et dynamique, mais il déploie également de très belles couleurs et un discours très souple qui n’oublie jamais de chanter. On est, et c’est heureux, très loin du Vivaldi taillé à la serpe, dans lequel l’agitation tient lieu de propos, qu’on nous sert encore trop fréquemment. Soliste volubile au brillant jamais clinquant, à la sonorité pétillante, charnue et charmeuse en diable, chef que l’on devine aussi attentif qu’exigeant et précis, Alexis Kossenko met ses capacités au service de Vivaldi avec un naturel confondant. Son interprétation pourra peut-être paraître trop sage à ceux qui goûtent des versions cravachées à train d’enfer, mais c’est justement son équilibre, sa clarté, une certaine douceur sans alanguissement qui, à mes yeux, en fait tout le prix. Plutôt que dévaler les partitions, le flûtiste prend le temps d’écouter battre le cœur de la musique du Prêtre roux et lui confère ainsi une portée réellement émouvante, ce petit rien qui reste inaccessible à beaucoup mais qui, ici, irradie de toutes parts : la poésie. La vision qu’il signe avec ses compagnons se révèle ainsi un petit miracle d’intimité, aux splendides reflets moirés et envoûtants.
Aux amoureux de Vivaldi et, plus largement, de musique baroque, je conseille chaleureusement ces Concerti per il flauto traversier débordants de tendresse et d’intelligence, portés par des Suonatori en pleine possession de leurs moyens et un Alexis Kossenko en état de grâce. Parfait antidote à la morosité, ce disque propice aux rêves rend parfaitement justice à un compositeur dont on escamote trop facilement aujourd’hui la dimension sensible.
Antonio Vivaldi (1678-1741), Concerti per il flauto traversier. Concertos pour flûte traversière et orchestre RV 435, 440, 436, 430 (275a), 432 (fragment), 438, 428 (Andante), 429, 434, 427.
Arte Dei Suonatori
Alexis Kossenko, flûtes & direction
1 CD [durée totale : 77’01”] Alpha 174. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Concerto en mi mineur, RV 432 :
Allegro
2. Concerto en la mineur, RV 440 :
[I] Allegro non molto
3. Concerto en ré majeur, RV 427 :
[II] Largo (en si mineur)
4. Concerto en sol majeur, RV 438 :
[III] Allegro
Illustrations complémentaires :
Pier Leone Ghezzi (Comunanza, 1674-Rome, 1755), Antonio Vivaldi, c.1723. Encre sur papier, Bibliothèque Vaticane
La photographie d’Alexis Kossenko est de Philippe Genestier, utilisée avec autorisation.