Après la délicate réforme des retraites, Nicolas Sarkozy a l’intention de s’engager sur un nouveau dossier, annoncé lors de sa campagne de 2007: celui de la prise en charge du 5ème risque, à savoir la dépendance ou la perte d’autonomie. Ce cinquième risque, qui s’ajouterait aux quatre branches existantes de la protection sociale (maladie, famille, accidents du travail et retraites) apparaît à première vue comme un dossier moins explosif, plus consensuel que celui de la réforme des retraites. Pourtant, à bien des égards, il soulève des questionnements similaires : comment faire face au vieillissement de la population ? Quels financements mettre en œuvre ? Quelle solidarité intergénérationnelle privilégier ? A ces questions s’ajoute celle de l’organisation de ce champ d’activités croissant, allant des services d’aide à la vie quotidienne à l’hébergement en passant par les actes médicalisés et les solutions technologiques (appareillage, robotique, télésurveillance…). Face à ces questions qui interpellent l’ensemble des Français, quelles sont les marges de manœuvre de Nicolas Sarkozy ? L’inscription de cette thématique à l’agenda politique, à la sortie d’une période sociale mouvementée autour de la réforme des retraites, peut-elle augurer un rebond de la cote de confiance de Nicolas Sarkozy dans l’opinion ou au contraire renforcer les clivages actuels ?
La perte d’autonomie, une crainte qui dépasse les clivages…
La perte d’autonomie constitue la principale crainte des Français lorsqu’ils se projettent dans la vieillesse, avec 56% de citations, devant le manque d’argent (29%) et la solitude (13%). Cette inquiétude est partagée par tous, jeunes et moins jeunes, personnes aisées et moins aisées. Alors que certaines prévisions annoncent une augmentation de 50% du nombre de personnes âgées en perte d’autonomie d’ici 2040, la prise en charge de la dépendance est donc un sujet susceptible d’intéresser l’ensemble des Français.
Non seulement la perte d’autonomie constitue une appréhension répandue, mais elle est déjà une situation vécue par un grand nombre de personnes. Ainsi, une étude réalisée par TNS Sofres pour la Banque Postale Prévoyance à la fin de l’année 2009 montre qu’environ 8 Français sur 10 âgés de 35 à 75 ans se sentent concernés par la dépendance des personnes âgées, que ce soit pour eux-mêmes (77%) ou pour leurs proches (81%), et que six sur dix sont ou ont déjà été confrontés à la dépendance d’un proche. En outre, près de la moitié des personnes aujourd’hui concernées (48%) fournissent une aide matérielle et/ou financière à leur proche en situation de dépendance. Or cette situation compromet bien souvent des équilibres personnels, familiaux, professionnels ou encore financiers. De ce fait, seuls 15% des Français estiment qu’ils pourraient facilement faire face à la perte d’autonomie d’un de leurs proches ou d’eux-mêmes. 68% pensent qu’ils y feraient face mais avec difficulté quand 16% se jugent dans l’impossibilité de gérer une telle situation. Une autre étude réalisée pour le salon Autonomic de mai dernier a également montré que 83% des Français considèrent qu’il leur serait difficile en termes d’organisation (41% très difficile et 42% assez difficile) de prendre en charge un proche en perte d’autonomie. La prise en charge d’une personne dépendante apparaît donc comme une situation fréquente, complexe et anxiogène.
Cependant, ce sujet d’intérêt général est jugé par les Français encore insuffisamment pris en compte. Plus des trois-quarts d’entre eux (78%) estiment en effet qu’on ne parle pas assez des problèmes et de la prise en charge des personnes âgées en France, cette proportion ne cessant d’augmenter au cours des dernières années. Et cette prise en charge semble aujourd’hui insatisfaisante. Seuls 32% des Français jugent que cette prise en charge est bonne contre 44% qui la jugent moyenne et 20% mauvaise. De nombreuses critiques sont formulées à l’égard du secteur de la prise en charge des personnes âgées dépendantes : défaut d’organisation, manque d’informations et de lisibilité, offre de services très disparate et peu professionnalisée…
Dans ce contexte, s’attaquer à ce dossier peut apparaître comme une réelle opportunité pour Nicolas Sarkozy de se montrer en phase avec les préoccupations des Français et de se positionner sur une thématique sociale. Cela lui sera d’autant plus aisé que l’absence de Jean-Louis Borloo dans le nouveau gouvernement lui laissera sans doute davantage d’espace au sein de ce champ d’actions. Cette thématique peut surtout lui permettre de rétablir le lien avec certaines catégories de population s’étant progressivement détachées de lui, en premier lieu desquelles les personnes âgées. En effet, depuis son élection en mai 2007, Nicolas Sarkozy n’a cessé de voir sa cote de confiance s’effriter au sein de cette catégorie de la population, notamment en raison de l’exposition de sa vie privée et de sa manière d’occuper la fonction présidentielle. Or, les personnes âgées sont logiquement les plus inquiètes sur cette question de la dépendance et pourraient voir dans la gestion de ce dossier une véritable considération de la part du chef de l’Etat. Le cœur de l’électorat de droite de Nicolas Sarkozy pourrait également apprécier ce coup de projecteur sur un dossier mettant en avant des valeurs telles que la famille et les liens intergénérationnels ainsi que le libre-choix, le gouvernement ayant d’ores et déjà annoncé sa volonté de promouvoir le maintien à domicile.
… mais un sujet qui n’est pas nécessairement consensuel…
Toutefois, ce dossier comporte également d’importants risques pour le Président et son gouvernement. En effet, les attentes des Français à l’égard des pouvoirs publics sont fortes tandis que les marges de manœuvre paraissent plutôt faibles. Les souhaits sont principalement de deux ordres : organisation du secteur de la prise en charge de la dépendance et mise en œuvre de solutions de financement qui, sans creuser les déficits publics, respectent le modèle social français. Les limites quant à elles sont avant tout budgétaires. Certes, la prise en charge de la dépendance pourrait apparaître dans la période actuelle comme un levier de croissance économique et de création d’emplois, mais son inscription dans l’agenda politique juste après la réforme des retraites risque de la faire apparaître avant tout comme une source de dépenses exponentielles et de réactiver des oppositions mises à jour lors des dernières mobilisations sociales. D’autant plus que le calendrier serré, du fait de la campagne pour l’élection présidentielle de 2012, menace de compliquer le dialogue avec les acteurs sociaux.
Concernant l’organisation du secteur de la prise en charge de la dépendance, nous l’avons vu, les Français la jugent défaillante. Ils émettent tout d’abord d’importantes critiques à l’encontre des maisons de retraite. 52% en ont une mauvaise opinion et 79% déclarent qu’ « on y met ses parents ou ses grands-parents à contrecœur ». L’idée du maintien à domicile est donc privilégiée – 78% estiment qu’il faut concentrer les moyens sur cette solution -, mais encore faut-il savoir vers qui se tourner ! Aujourd’hui, les Français considèrent que pour se maintenir à domicile, les personnes âgées et dépendantes peuvent trouver le meilleur soutien, en dehors de leur famille, auprès des organismes du privé (36%) devant les organismes publics (34%) et ceux du secteur associatif (20%). Les avis sont donc assez partagés. Les Français pointent ainsi du doigt la difficulté à trouver et à utiliser l’information. Interrogés sur le type d’aides dont ils auraient besoin pour bien gérer une situation de dépendance, les individus concernés citent d’abord la recherche d’aides à domicile (56%) mais aussi la présence d’un interlocuteur unique pour s’informer et organiser les prestations (54%) et les aides au financement (49%). Face à ces différents constats, les Français attendent de l’Etat une organisation et une réglementation de ce secteur en pleine croissance. En effet, la demande de garanties est forte lorsqu’il s’agit de confier un membre de sa famille à une institution ou de faire rentrer dans l’intimité familiale des personnes inconnues. L’Etat aura donc dans cette concertation à venir un rôle important d’animateur et de régulateur du marché, rôle difficile à jouer entre des familles exigeantes, des collectivités locales aux compétences imprécises, des associations historiquement en charge de ce secteur et qui ne sauraient en être dépossédées ainsi que des entreprises privées dont le nombre va nécessairement exploser.
Mais c’est sur la problématique du financement que vont sans doute se cristalliser les débats. Entre l’épargne individuelle et l’assurance solidaire, le choix des modes de financement porte des valeurs et réinterroge notre modèle de société. Les Français ne croient pas que les solidarités familiales seules permettront de faire face au défi de la dépendance. A la question « si demain l’un de vos proches tombait dans un état de totale dépendance physique ou intellectuelle à la suite d’un accident ou d’une maladie, disposeriez-vous de suffisamment de moyens financiers pour le prendre en charge ? », près de trois Français sur quatre (73%) répondent qu’ils ne seraient pas en mesure de le faire (21% certainement pas et 52% probablement pas). Par ailleurs, un quart seulement des Français âgés de 35 à 75 ans déclarait l’année dernière avoir pris des dispositions pour faire face à une situation de dépendance et 19% affirmaient avoir souscrit à un produit financier dans cette optique (12% un contrat spécifique dépendance). Le financement personnel et familial n’apparaît donc pas comme une solution envisageable ni même socialement acceptable. En effet, seuls 24% des Français estiment que la meilleure solution est de laisser à chacun la possibilité de souscrire une assurance qui couvre le moment venu les frais liés à la dépendance. 19% sont attachés au principe de la solidarité nationale pour tous avec l’augmentation des prélèvements obligatoires, la majorité (45%), de gauche comme de droite, optant pour une solution mixte, c’est-à-dire la prise en charge de la dépendance par la solidarité nationale en fonction des ressources de la personne âgée. La question est alors de savoir où placer le curseur entre la solidarité générale et l’assurance individuelle, dans un contexte de restriction des dépenses de l’Etat. La proposition portée par la députée Valérie Rosso-Debord dans son rapport sur la prise en charge des personnes âgées dépendantes de mettre en œuvre une assurance obligatoire privée pour les plus de 50 ans, qui remplacerait progressivement l’APA (l’Allocation Personnalisée d’Autonomie), a déjà suscité des levées de boucliers au sein de la gauche, du milieu associatif et des organisations syndicales. Développement des mutuelles et assurances privées, augmentation de la CSG (Contribution Sociale Généralisée) des retraités, généralisation de la CSA (Contribution Solidarité Autonomie) à l’ensemble de la population, mise en place d’un ‘gage volontaire’ sur le patrimoine, autant de solutions qui risquent de provoquer le débat et de réactiver des lignes de fracture apparues au cours du débat sur les retraites.
… et qui pourrait réactiver des lignes de fracture à l’orée 2012
En définitive, la discussion autour du 5ème risque de protection sociale qu’est la dépendance, en réactivant un débat sur la place respective de la solidarité nationale et de la prévoyance individuelle, n’apparaît pas comme la thématique permettant à Nicolas Sarkozy et à son gouvernement de sortir des ornières creusées par le débat sur les retraites, bien au contraire. L’étude du calendrier politique à venir (avec notamment la proximité de l’élection présidentielle de 2012) et des rapports de force sociaux actuels (avec des syndicats échauffés par la mobilisation sociale sur les retraites) laisse à penser que la fenêtre d’opportunité politique est très réduite pour Nicolas Sarkozy. Toutefois, on peut s’interroger sur la capacité dans les mois à venir de l’opposition de gauche – et plus particulièrement du Parti Socialiste qui va devoir se choisir un candidat – à parler d’une voix forte face au gouvernement ainsi que de celle des syndicats de salariés à remobiliser les Français sur une telle question. Toute porte en tout cas à croire que ce débat, qui participera au lancement de la campagne électorale pour 2012, ravivera des clivages gauche/droite et permettra à chacun des candidats en puissance de se positionner sur un modèle de société pour la France de demain, confrontée au défi démographique du vieillissement.