Roger scruton à propos de la légalisation de l'euthanasie

Publié le 23 novembre 2010 par Jlaberge


Roger Scruton


Dimanche, 20 novembre 2010. L’agence de sondage Crop révèle que 83% des Québécois se disent favorables à la légalisation de l’euthanasie. Toujours ces fameux sondages… J’ai rédigé ici une lettre ouverte à la Commission spéciale sur la question de mourir dans la dignité qui est tombée, comme il fallait s’y attendre, lettre morte. Je prédis dans ma lettre que la dite Commission va statuer en faveur de la légalisation de l’euthanasie. Le sondage précède le corbillard où repose le cadavre de l'article 241 du Code criminel canadien.
Or, au hasard de mes lectures, je suis tombé sur un texte remarquable du philosophe Roger Scruton, «Dying Quietly».(1) J’ai pensé d’abord le faire parvenir à la Comission puisqu’il ne s’agit que d’un tout petit texte, mais dense, très dense, ce qui - me disais-je - n’allait tout de même pas faire mourir personne.
Ils se comptent sur les doigts d’une main les auteurs qui, sur le sujet, ne répètent pas à satiété ce qu’on trouve partout ailleurs et qui ne font en réalité qu’alimenter les sondages. Le philosophe britannique, bien connu pour ses positions «conservatrices» en art comme en politique, jette un singulier regard sur la question qui nous turlupine tant actuellement. Qu’on soit ou non d’accord avec ses positions de «droite», «Dying Quietly», est un bijou de philosophie et mérite une lecture lente et méditative. D’emblée j’annonce qu’il n’est pas question pour moi d’en faire le résumé. Toutefois, afin de vous mettre l’eau à la bouche, je voudrais en relever un ou deux points particulièrement signifiants.
D’abord, face à des cas patents de souffrances innommables en fin de vie, nos mentalités – que sondent les sondages – endossent, sans hésitation aucune, une conception «utilitariste». Plus précisément, une vaste majorité d’entre nous – non seulement au Québec, mais ailleurs également, dans toutes les démocraties libérales en bonne partie – adoptons une posture «libérale», c’est-à-dire qu’une loi doit être neutre quant aux diverses conceptions de la vie bonne qu’adoptent les citoyens. Ainsi, dans le cas du suicide-assisté, l’article 241 du Code criminel canadien est perçu par bon nombre d'entre nous comme discriminatoire parce que l’article va à l’encontre du droit à la liberté de conscience et de croyance inscrit dans la Charte canadienne des droits et libertés. Aussi, devant cet état de choses, bon nombre en faveur de l’abolition de l’article 241 défendent une «analyse coût-bénéfice», de facture nettement utilitariste, en faveur de l’euthanasie.
L’analyse de gestionnaire de type «coût-bénéfice» peut sembler parfaitement justifiée dans le cas de l’euthanasie. Attention, toutefois, nous met en garde Scruton, puisqu’on risque gros à long terme en épousant une telle analyse. En effet, l’abolition de l’article 241,
...will change our collective perception of death. It will instil a habit of calculation where previously only absolutes guided our conduct; and in general it will make death and dying both easier to deal with and easier to bring about. (p. 68)
On pourrait objecter à Scruton qu’il n'évoque qu'un épouvantail, en l'occurrence le sophisme de la pente glissante. Peut-être. Toutefois, prétendre que les seules conséquences sont celles prévues par l’analyse coût-bénéfice – en gros, le patient est soulagé ainsi que ses proches -, c’est faire preuve d’une grave naïveté, pour ne pas dire d’un aveuglement total.
En somme, nous dit Scruton, la conception utilitariste et libérale à laquelle nous semblons souscrire reconfigurerait considérablement à long terme le sens que nous donnons à la vie et à la mort. Or, traditionnellement, la philosophie cherche à comprendre le sens des choses, dont la mort qui oriente nos vies. Scruton écrit :
The task of philosophy is to discover a meaning in death, and to derive from that meaning some guidance as to how we might live our mortality and cease to despair at the thought of it.
Nous n’acceptons plus la mort comme faisant partie intégrante de la vie, dit Scruton.
The first thing that a philosopher is likely to remark upon is the great difference that exists, between a society in which death is accepted and the dead duly catered for, and one in which death is taboo and the dead put out mind. (p. 72-73)
Scruton évoque la perspective à la « première personne» distincte de celle à la «troisième personne». Ma mort est toujours celle d’un autre, jamais la mienne, créant l’illusion de l'inexistence de la mort. La science médicale et ses avancées spectaculaires viennent renforcer cette illusion.
Scruton ne l’aborde pas, mais l’illusion en question est celle produite par le «je», la première personne. L’illusion actuelle de l'inexistence de la mort, celle du «je», fut renforcée - pour ne pas dire créée de toutes pièces- par ce que les philosophes appellent «la modernité» et l’avènement du «sujet». Nous concevons en effet le monde qui nous entoure à la troisième personne ainsi que notre propre mort, jamais à la première personne pour qui la mort est inconcevable. La science décrit l’univers et ce que nous sommes, au plan biologique et physique, toujours à la troisième personne. C’est le «il» ou «lui» qui souffre, qui se dégrade et meurt, pas «moi»; le «je» décide en dernier instance qu'«il» doit cesser d'exister. Nous sommes dualistes comme Descartes l’était, le père de la philosophie moderne. La science, comme le rêvait l'auteur du Discours de la Méthode, nous promettait le bonheur, c’est-à-dire, entre autres, nous délivrer de la mort. Mais le Messie tant attendu ne se pointe pas encore à l’horizon.
Malgré ses avancées spectaculaires, qui prolongent la durée d’une vie humaine, la science reste impuissante à procurer l’immortalité, de sorte que la mort reste toujours aux aguets, prête à frapper sans coup férir. La sagesse des religions, celle du christianisme en particulier, exhorte à nous préoccuper de la mort dès maintenant. De son côté, la philosophie, Montaigne en tête, nous invite à philosopher, c’est-à-dire à apprendre à mourir. Or, donner un sens à la vie et à la mort, c’est apprendre à mourir.
Quel sens donc donnons-nous à la mort? C’est d’abord un événement qui ne fait pas partie de la vie, qui appartient à la perspective de la troisième personne, du «il» et non du «je». Il est inconcevable que «je» meurt. Il est aussi intolérable que «je» souffre. Le droit de mourir serait, en somme, le droit respectant les prérogatives du «je». L’illusion du «je» commande donc le droit illusoire à la mort.
Comme on le voit, Scruton n’est pas un fervent adepte du droit de mourir. Ses arguments me paraissent probants. Il y en a un qui me touche plus particulièrement, celui concernant l’amour. Scruton écrit :
We should not allow the law to shield us from our mortality, or from the fragility without which we could hardly be loved. (p. 77)
Qu’est-ce à dire? L’amour humain est le seul véritable «remède» devant la perte, la dégénérescence et la mort. En prolongeant la vie, comme la science médicale nous y en entraîne, on risque de se retrouver dans une situation pire que la mort, à savoir «the living death of the loveless». (p. 76). En remettant tout entre les mains de la science et du droit, on court le risque de sacrifier, en la vidant de tout son sens, l’amour entre humains. Il n’est pas question de dire que certaines des personnes qui réclament pour leur proche l’euthanasie ne les aiment pas. Il ne s’agit pas de cela. La question est celle de modifier ou non la législation. Scruton appréhende que la légalisation de l’euthanasie ou du suicide-assisté aient de conséquences graves dorénavant quant à l’affection que nous témoignons vis-à-vis nos proches en fin de vie. Mourir dans la dignité, c’est d’abord et avant tout, mourir tout en sachant que nous sommes éminemment précieux aux yeux de nos proches. Être aimé au-delà de la mort, et malgré elle, voilà qui est beau et grand. Voilà l'amour.
Sans le réaliser expressément, Scruton en appelle en fait à ces vieilles vertus théologales que sont la foi, l’espérance et la charité, que nous avons – à tort ou raison – banni des affaires de la cité moderne où la science tient désormais le haut du podium. On traduit indifféremment le mot grec agapè par charité ou amour. Saint Paul écrit : «Quand j’aurais la foi (pistin) la plus totale, celle qui transporte les montagnes, s’il me manque l’amour (ou la charité) (agapèn), je ne suis rien.» (1 Corinthiens 13 2). C’est pourquoi Thomas d’Aquin fait de l’agapè – la charité ou l’amour – la vertu théologale par excellence, supérieure aux deux autres. (2)
Socrate disait que ce qui importe ce n’est pas de vivre mais de bien vivre.(3) Si Thomas d’Aquin, reprenant Saint Paul, a raison, alors si je n’ai pas cultivé, au cours de mon existence, l’amour (ou la charité), je suis le plus méprisable des êtres et mon existence a peu de valeur. Dans ce cas, la mort m’apparaîtra comme la pire des calamités. Mais devant les affres aussi terribles de la fin de vie, je réclamerai, en désespoir de cause, le droit de mourir – un peu comme ces malheureux qui, le 11 septembre 2001, n’avaient d’autre choix que de se jeter du haut des Tours Jumelles. Au contraire, si j’ai cultivé l’amour (agapè), alors j’ai bien vécu et la mort ou la fin de vie n’ébranleront en rien la vertu si chèrement acquise.
NOTES
(1) Roger Scruton, A Political Philosophy. Arguments for Conservatism, Continuum, 2006, le chapitre 4, p. 64-80.
(2)
Thomas d’Aquin, Somme théologique, 2a-2ae, Question 4 article 3.
(3) Platon, Criton, 48b.