C’est une exposition de photographie comme on en voit rarement que le Victoria & Albert Museum, à Londres, présente actuellement sous le titre ‘Shadow Catchers’ (jusqu’au 20 février). Les cinq artistes montrés ici ont ceci de commun qu’ils font des photographies sans appareil photo, sans chambre, sans objectif. Comment est-ce possible ? Trois d’entre eux impressionnent directement le papier photographique avec des objets, obtenant ainsi des images par photogramme; un autre fait de même, mais avec des compositions lumineuses qu’il recrée dans sa chambre noire. Le dernier compose des images en dessinant directement sur le papier photographique avec des produits chimiques qui réagissent avec les sels du papier. Tous composent ainsi des images, plus ou moins abstraites, mais baignées dans une lumière irréelle et poétique, qui sont aux antipodes de la photographie documentaire ambiante. Il est dommage que ce ne soit qu’à Londres qu’on puisse voir de telles recherches photographiques, et qu’elles soient si rares en France.
La première salle est dédiée aux photogrammes de l’Allemand Floris Neusüss. La plupart sont des traces corporelles, où, dans une performance païenne sensuelle, de jeunes femmes nues ont posé leur corps sur un papier sensible à leur taille : ce sont des empreintes étonnamment précises là où le corps touche le papier, infiniment plus présentes que les Anthropométries de Klein. Les positions, douces ou érotiques, traduisent un dynamisme, une envolée, comme si un mouvement dansant était soudain capté, une ombre de fée saisie (Untitled (Körperfotogram) Berlin, 1962). Ce sont des images rêvées, subconscientes. Neusüss montre aussi un photogramme géant (grandeur réelle) de la fenêtre de l’Abbaye de Lacock que William Henry Fox Talbot photographia en 1835 et, au sol, une composition drôle et tragique, une ombre sans corps, l’antithèse de Peter Schlemihl.
La salle suivante est au contraire le domaine de l’alchimie : plus de corps, plus de récit, mais la beauté froide et géométrique de compositions abstraites que le Belge Pierre Cordier fait émerger dans ses Chimigrammes (Dedalogram V, 22/6/87). Au hasard de ses manipulations chimiques émergent des labyrinthes, des forêts, des diamants, formes minimales et éternelles. La photographie n’est plus représentation du monde réel, mais simplement écriture avec de la lumière, et le photographe expérimentateur devient créateur de matière, de beauté et d’énergie plus qu’enregistreur.
Passé des corps aux formes, on arrive à la lumière quasi pure. Tout aussi éloignées du réel sont la plupart des photographies de l’Anglais Garry Fabian Miller qui crée des images purement lumineuses avec divers artifices colorés, réfléchissants ou déformants, pour arriver à des compositions où lumière et couleur éclatent. Ces images deviennent aisément des vecteurs de méditation, des tremplins mystiques ou des comburants énergétiques. Ce que nous voyons là n’a jamais existé, sinon dans le rêve du créateur (The Night cell, Winter, 2009/2010).
Susan Derges, elle, est plus proche de la nature, du paysage anglais; certaines de ses photographies sont des vues du ciel nocturne tel qu’il se réfléchit sur un papier photosensible déposé la nuit au fond d’une rivière, d’autres sont des traces des vagues ou de l’eau glacée, captées de la même manière, par un contact direct avec l’objet représenté. Quatre grandes compositions, une par saison, sont plus complexes, empreintes de la lumière du ciel à travers de l’encre, des herbes aquatiques, des roseaux, de la mousse : elles reconstituent une magie de la nature, un retour à l’âge d’or (Arch 4 Summer 2007/2008).
Enfin, Adam Fuss, Anglais vivant à New York, présente des photogrammes spectaculaires, certains avec des serpents dont les ondulations dans l’eau sont enregistrées sur le papier sensible et celui-ci où un bébé de quelques jours, gigotant un peu dans quelques centimètres d’eau, a laissé une trace baptismale qui touche au sublime, au métaphysique (en haut, Invocation, 1992). Ses photographies sont sans doute les plus tragiques, celles qui nous interrogent le plus sur la vie, la mort, l’au-delà peut-être. Cette image bleutée d’un papillon est un photogramme sur un daguerréotype, réemploi de deux techniques du 19ème siècle, à l’encontre des règles mêmes du daguerréotype; l’opposition ainsi obtenue entre positif et négatif, entre image et miroir, entre vide bleuté et corps fragile de l’insecte en fait une vanité somptueuse (serie My Ghost, 2001).
Sans doute n’est-ce qu’en enfreignant toutes les règles de la bonne photographie, en détournant toutes les commandes des appareils et des objectifs, qu’on peut espérer parvenir à ces photographies étranges et dépouillées, tellement réelles car si proches de l’objet photographié et en même temps tellement fantomatiques.
Photos courtoisie du service de presse du V&A. Floris Neusüss Untitled, (Körperfotogramm), Berlin, 1962 Collection Chistian Diener, Berlin ©Courtesy of Floris Neusüss. Pierre Cordier Chemigram 25/1/66 Dedalogram V, 1966 © Pierre Cordier. Garry Fabian Miller The Night Cell, Winter 2009/10, Collection of the artist © Garry Fabian Miller/ Courtesy of HackelBury Fine Art London. Susan Derges Arch4(summer)2007/08© Susan Derges; Adam Fuss Invocation 1992 © Courtesy of Adam Fuss/ V&A Images; , Daguerreotype, series My Ghost 2001 © Courtesy of Adam Fuss.