En producteur éclairé toujours soucieux de faire de la bonne musique, Alfred Lion (co-fondateur avec Max Margulis du label Blue Note) avait suivi les recommandations de Lou Donaldson qui lui avait conseillé d'embaucher le jeune homme après l'avoir repérer lors de ses concerts donnés à St Louis, la ville natale de Grant, lequel devint aussitôt le "sideman" de prédilection du saxophoniste. Sa carrière était lancée et nombreuses seront les stars du milieu à lui permettre de les accompagner sur leurs albums (Lou Donaldson - Hank Mobley - Sonny Red - Herbie Hancock - Bobby Hutcherson qui joue du vibraphone sur ce disque alors qu'il n'a que 22 ans - Jimmy Smith - Donald Byrd - Art Blakey, la liste serait trop longue, mais sachez qu'il a enregistré une centaine d'albums dont 32 sous son nom). Son oeuvre immense s'arrêta malheureusement brutalement en janvier 1979 des suites d'une enième crise cardiaque, qui cette fois-ci lui sera fatale, et que l'on peut sans doute imputer aux nombreuses drogues qu'il prenait régulièrement et dont il ne parvenait pas à se détacher. Il sera néanmoins passé par toutes les grandes écoles formatrices du jazz, du be-bop au cool, du hard-bop au modal, jusqu'au jazz-funk qui le consacrera dans les années 70, et aura indéniablement marqué l'histoire de cette musique tout comme de nombreux guitaristes qui trouveront dans son jeu une source d'inspiration inépuisable (au point pour moi de ne pas comprendre pourquoi le nom de Grant Green semble aujourd'hui inconnu pour la majorité des gens). Comment ne pas continuer à célébrer ce guitariste d'exception, virtuose modeste aux phrasés "bluesy" aussi limpides que de l'eau claire, à la technique atypique fabriquée de manière étonnante dès son plus jeune âge (à force de reprendre à la guitare tous les chorus de cuivres joués par Charlie Parker ou d'autres), et qui lui permettaient de vraiment se distinguer pour faire chanter son instrument comme personne.
Il est donc grand temps de réparer cette injustice du temps passé érodant l'image de ce grand Monsieur du jazz et de parler à présent de "Idle Moments", ou comme son nom l'indique de ces moments de loisirs, ou de bonheurs, que se sont accordés Joe Henderson (sax ténor), Bobby Hutcherson (vibraphone), Grant Green (guitare), Duke Pearson (piano), Bob Cranshaw (basse), et Al Harewood (batterie), lors de leur passage dans le célèbre Van Gelder Studio, le 4, puis le 14 novembre 1963. Le disque s'ouvre sur une composition du pianiste Duke Pearson, "Idle Moments". C'est Le très gros titre de ce disque (en fait tous sont très bons mais celui-là obtient la palme d'or). Un blues très lent, d'abord entonné par son auteur, au piano, accompagné du bassiste, puis rejoint par le vibraphone et la guitare qui nous sussurent à l'oreille et en choeur cette merveilleuse mélodie. La batterie est bien là mais reste en retrait. La mise en place est tranquille et prend son temps. Pas besoin de se presser, c'est le mot d'ordre. Simplement l'essentiel, sans dorure mais surtout sans fioriture. Mais c'est déjà trop tard. L'insertion est immédiate et il n'y a plus moyen d'en ressortir. Quelques 64 mesures plus tard, soit pas moins de 2 minutes pour poser le thème (les notes suffisent pour tout de suite comprendre qu'on a là quelque chose d'exceptionnel), Grant prend la parole. Un peu plus fort que les autres. Comme un murmure plus clair il appose sa patte à l'édifice en construction. Toutes griffes rentrées il avance lentement de son air serein. Puis, comme de coutume et pour notre plus grand plaisir,chacun gravit à son tour les marches de l'ouvrage selon son envie en y allant de son solo respectif. Pas de danger, les pierres sont plus que stables et la démolition n'est pas prévue avant des siècles. C'est un temple bien ancré qui à présent illumine tout sur son passage. Impossible de rester insensible à tant de générosité et de classe. Il faut savoir que ce titre s'est joué de manière assez instinctive. Duke Pearson explique que le thème devait être plus court mais qu'à la suite d'une certaine confusion au moment de jouer "live", plus personne ne savait s'il fallait 16 ou 32 mesures (15 minutes plus tard, oups...). Bien sûr, Alfred Lion avait été tout de suite emballé par le résultat, et même s'il aurait préféré un titre de 7 minutes, face à l'évidence d'une telle qualité il renonça à son idée. "Jean De Fleur" est un hard-bop très bien emmené sur lequel Bobby Hutcherson peut se permettre de lâcher un peu plus de souffle. Ecrit par Grant Green, c'est un morceau plein de swing assez "classique", pourtant c'est évident, la fraicheur et l'enthousiasme sont bien là. Beaucoup de fougue et de doigté et un "timing" un peu plus adapté (6.46 minutes, pas moins). Le 3e titre, "Django", a été écrit par John Lewis en 1956 en hommage au guitariste manouche et est repris pour l'occasion par le sextet. On sait donc où on met les pieds. J'aime beaucoup ce titre et pourtant je ne suis pas très fan du jazz manouche en général, encore moins de Django que je considère bien sûr comme un très bon guitariste, mais dont le jeu beaucoup trop rapide et technique ne me touche absolument pas. Cette fois-ci je parviens à écouter les notes sans aucun effort d'adaptation physique ou psychologique et à m'imprégner de l'ambiance ouateuse et chantante qui vont si bien à cette musique lorsqu'elle sait prendre le temps de rendre le temps. Un délice sucré et plein de saveurs. "Nomad" est de la même veine que "Jean De Fleur" mais laisse cette fois-ci beaucoup plus de place à la section rythmique.
Toujours aussi simpliste en apparence mais diablement efficace, "Idle Moments" porte à coup sûr la marque des grands. Tous les musiciens partagent la même ferveur et le même entrain du début à la fin de l'album. Beaucoup d'âme, d'émotions, et de sensations, du groove à souhait qui nous fait taper du pied sans qu'on n'ait rien demandé. Tout est dans ce disque que j'espère vous avoir donné l'envie d'apprécier. L'acheter ne coûte presque rien et vous l'aurez compris, il mérite largement l'investissement.