On peut entendre cette musique admirable au tout début de l’acte IV de l’opéra de Verdi. Nous sommes en Espagne au milieu du XVIe siècle, et le roi Philippe II exprime là, dans un long monologue, sa profonde tristesse de n’être pas aimé de la reine. Probablement le souverain le plus puissant du monde, prenait alors conscience des limites d’un pouvoir royal qui ne lui permettait guère de lire dans le coeur de son épouse… Dans les deux mise-en-scènes que j’ai pu voir de “Don Carlos”, il apparaissait soit complètement seul dans sa chambre, devant son bureau, soit se réveillant tout juste, après une nuit passée au côté de sa maîtresse, la princesse Eboli. Si “Don Carlos” est encore peu joué par rapport à “Aïda”, “Nabucco” ou naturellement “la Traviata”, tout le monde reconnait aujourd’hui la grandeur de cette musique. Cependant, lorsque Giuseppe Verdi crée cet opéra en 1867 à Paris et devant Napoléon III, la partie n’était pas gagnée, loin s’en faut… Le grand compositeur n’écrit-il pas lui-même: “hier soir, Don Carlos n’a pas eu l’accueil que j’espérais”. Un mois plus tard, “Don Carlos” triomphait au Covent Garden de Londres, malgré sa durée un peu inhabituelle (3h30 en 5 actes). Que s’est-il passé en France ? Pourquoi avons-nous boudé notre plaisir ? On sait qu’une poignée de compositeurs français avaient organisé en guise d’accueil, une véritable campagne de dénigrement, pour dénoncer le fait qu’un étranger ait pu bénéficier d’une telle commande à l’Opéra. En second lieu, les spécialistes retiennent le comportement indigné de l’impératrice, notamment quand le personnage du roi Philippe II eut l’audace de dire au grand Inquisiteur: “Tais-toi, Prêtre…”. Par contre, à ma connaissance, on ignore la réaction de son auguste mari…
En principe, l’Empereur aurait dû être également très embarrassé mais pour des raisons plus politique que strictement religieuse. Si l’on se réfère à Bainville, il menait depuis le coup d’Etat du 2 décembre, une double politique que l’on peut résumer ainsi: à l’intérieur, soyons conservateur en ménageant l’opinion catholique qui n’a jamais cessé de soutenir l’Empire; à l’extérieur, prenons le parti des libéraux en défendant le principe des nationalités, c’est-à-dire le droit des Italiens à réaliser leur unité au détriment des Autrichiens, la puissance occupante, au risque d’ailleurs de contrarier les intérêts du pape. De nos jours, nous faisons à peu près l’inverse en France quand on stigmatise les immigrés surtout musulmans, et que dans le même temps, on vient serrer les mains des dirigeants du monde arabe. Mais depuis quelques années, la situation avait diamétralement changé, et Napoléon III comprit trop tard que sa politique étrangère avait surtout favorisé son grand rival Bismarck, désormais allié de l’Italie contre l’Autriche. Résultat, en 1867, il encourageait plutôt les libéraux à l’intérieur et manifestait moins de volontarisme à l’extérieur…
En conséquence difficile d’affirmer quoi que se soit, mais on peut gager que la grande solitude de Philippe II, auquel il devait peu ou prou s’identifier, ne laissait pas l’Empereur indifférent. Le personnage est en effet pathétique. Il faut dire que son épouse, Elisabeth de Valois (fille du roi de France, Henri II) d’abord promise à l’Infant Don Carlos, fut contrainte ensuite d’épouser le père, Philippe II, moins jeune et moins séduisant. En d’autres termes, leur amour tout juste naissant dans la forêt de Fontainebleau, fut sacrifié sur l’autel de la raison d’Etat. Le roi n’est pas davantage aimé par ses sujets qui le redoutent ou le combattent. Son fils tente même de l’assassiner, influencé par la reine qui le temps d’une scène semble se métamorphoser en lady Macbeth. Si Rodrigue, l’ami de Don Carlos, est également très proche du roi, sa loyauté vise en réalité à profiter de cette proximité, pour obtenir une plus grande tolérance du roi à l’égard des hérétiques maltraités en Flandres. Reste l’Eglise, qu’incarne le grand Inquisiteur. Non seulement, elle soutient le roi, par exemple en lui garantissant que s’il devait tuer son fils rebelle, cet acte ne serait pas condamné par l’Eglise (Dieu a bien sacrifié son fils…), mais en réalité, elle le domine. C’est elle, qui dicte sa politique. On tient là je crois, le message profond de Verdi (ou de Schiller car l’opéra fut initialement une pièce de théâtre): le pouvoir est un vrai fardeau; il a peu de satisfactions; et surtout, il se déplace. L’Espagne qui règne alors sur l’Europe et une grande partie de l’Amérique, est en réalité dominée par la figure du grand Inquisiteur, qui apparaît aveugle sur la scène, tout comme son pouvoir… Une leçon que ni Napoléon III ni nos dirigeants actuels ne sont disposés à entendre; eux pour qui le pouvoir est synonyme de plaisir, de soirées au Fouquet’s entre amis alors que le monde dehors semble s’effondrer. Et si on me demande quel est l’équivalent de l’Eglise aujourd’hui, je répondrai que le grand Inquisiteur fut à Vienne en 2004, joué par un acteur d’origine chinoise, Simon Yang…