Je poursuis le débat lancé la dernière fois.
Ces uchronies, ou lus exactement ces comparaisons temporelles nourrissent en tout cas la réflexion.
O. Kempf
Immarigeon
Justement sur les leçons inapprises de 1940, on ne peut pas faire l’éloge de la guerre conduite et ne pas voir que les échecs récurrents de la managed battle, même s’ils sont peu nombreux, remettent en cause ce principe inventé par les Français en 1916 (c’est du moins ce que ne cessent d’écrire les historiens américains depuis 20 ans, comme Doughty). Car ce qui le fonde, c’est précisément l’idée qu’il est possible d’inventer un modèle cartésien de guerre raisonnée qui s’appliquera à toutes les situations et répondra à tous les cas de figure. Ce que tentent de faire sans le savoir ni le vouloir dans cette forme les Français entre 1936 et 1940 en accumulant de la puissance (Gamelin est comme Monsieur Jourdain), c’est avant l’heure de la full spectrum dominance du Pentagone de la fin des années 1990. C’est clair sur la question des chars, et c’est très exactement l’objection du colonel de Gaulle au président Blum à l’automne 1936 : on va construire des blindés à foison et en mettre partout, mais on n’aura toujours pas de doctrine d’emploi pour autant.
Sauf que, comme les Américains en ce moment, en mettant sur pied des divisions mécanisées tout en affectant des bataillons de chars aux divisions d’infanterie, et en tentant de boucher tous les trous, on ne se dispense pas d’inventer une doctrine : car la doctrine c’est précisément de tout prévoir pour pouvoir tout résoudre, selon la méthode déductive la plus banale mais aussi la plus sécurisante. La stratégie défensive n’en est qu’une déclinaison : l’offensive ouvrirait au contraire les portes de l’inconnu et de l’indéterminé, là où le management stratégique ne peut s’aventurer car il y est totalement aveugle. C’est bien cet inconnu que nous imposent les Allemands en 1940, les talibans et consorts en 2010.
Et derrière la ferraille technologique que l’on dénonce désormais après l’avoir louée, c’est notre vision mécaniste et managériale de la guerre qui est la vraie cause des échecs passés et actuels – et malheureusement futurs : l’idée que les moyens d’information et de prévision vont permettre l’allocation de moyens quasi-illimités en anticipation de toutes les formes de combat que pourront tenter de nous opposer nos adversaires potentiels. Universal Soldiers for Universal War (on ne dénoncera jamais le réel et très concret impact psychologique débilitant d’Hollywood sur le formatage des cerveaux américains). Dire que c’est valable et valide parce que ça marche dans 99% des cas mais que ça foire à la marge n’est pas possible, dès lors que cette idéologie bureaucratique de la guerre prétend précisément fermer toutes les fenêtres de vulnérabilité. Autrement dit ce sont les Américains eux-mêmes qui, en prétendant pouvoir gagner à tous les coups, admettent que tant qu’il reste une « guerre indienne » et une tribu afghane qui résiste, tant que leur stratégie peut être contournée, leur modèle est en échec. Des forêts ardennaises aux montagnes talibanes, rien n’a changé. Et le cœur de cible reste toujours aussi vulnérable : Sedan en 1940, le Pentagone en 2001. On peut ensuite y mettre le joli nom d’asymétrie, ce n’est jamais que ce que Marc Bloch écrivait en 1940 : personne n’a jamais expliqué pourquoi l’adversaire, ce « malappris qui ne fait jamais ce qu’on attendait de lui », nous fera un jour prochain l’insigne plaisir d’attaquer enfin selon nos plans à nous.
Henninger :
Là encore, tu soulèves de vraies questions. Mais peut-être jettes-tu parfois le bébé avec l’eau du bain. Le management de la puissance et de la guerre est indispensable, et je répète qu’il s’agit de ce qui a permis aux Américains d’acquérir leur suprématie tout au long du XXe siècle. J’irai même plus loin en affirmant que cette quête de la puissance est l’un des atouts majeurs qui ont permis aux Occidentaux et à leur civilisation de partir à la conquête de la planète dans un mouvement quasi continu depuis la seconde moitié du XVe siècle (les premières grandes expéditions portugaises). Encore convient-il de s’entendre sur ce que l’on nomme « management ». Le problème est que cela recouvre plusieurs réalités bien distinctes, et qui se complètent, mais ne se confondent pas. C’est peut-être là que le bât blesse.
Les guerres industrielles et mécanisées modernes qui ont prévalu dans le siècle qui s’étend, grosso modo, de 1850 à 1950 nécessitaient de façon absolue un « management industriel » de leur logistique. Mais, là encore, définissons les termes : pour moi, la logistique ne se réduit absolument pas à la translation des forces et de leur soutien vers les zones de combat car elle doit être pensée de façon globale en incluant leur production ; ce que les Américains ont parfaitement compris dès l’entre-deux-guerres. Ne négligeons donc pas, et surtout ne méprisons pas cet aspect fondamental de la stratégie sous prétexte de recherche « d’élégance » ou de « style » ( les Nordistes en avaient moins que les Sudistes, mais ils l’ont emporté) ; nous nous priverions alors d’un élément central de notre « identité stratégico-militaire » occidentale.
Le problème est que, généralement, les Occidentaux ont également voulu penser avec les mêmes outils la dialectique et le chaos du champ de bataille et des opérations. C’est peut-être là qu’il convient d’aller chercher l’une des causes des déboires américains de ces dernières années. Et c’est en tout cas dans cette direction qu’il faut aller chercher l’une des causes de la défaite française du printemps 1940. Dans un excellent texte publié dans le recueil Mai-Juin 1940 – Défaite française, victoire allemande, sous l’œil des historiens étrangers (rééd. Autrement, 2010), l’historien militaire américain Robert Doughty explique que la défaite française fut l’échec de la logique et de la raison. Doughty met là le doigt sur quelque chose de fondamental que, pour ma part, je ne peux m’empêcher de replacer dans la longue durée historique. Depuis le XVIIe siècle, les élites françaises (militaires, politiques, économiques, intellectuelles, etc.) ont été « programmées » au moyen de deux « logiciels mentaux » très puissants, le cartésianisme et le positivisme, qui possèdent des qualités et des forces redoutables, mais qui présentent aussi une faiblesse majeure : ils sont globalement inopérants pour penser et agir en situation d’affrontement dialectique et a fortiori chaotique, donc en situation de combat. Incidemment, c’est peut-être pour compenser cette déficience de ses élites que le peuple français a su mettre en œuvre un sens étonnant qu’il a dénommé le « système D »…
Bref, pour employer une métaphore qui me plaît bien : les élites françaises excellent à prendre de superbes photographies, mais sont incapables de faire un film, c’est-à-dire de gérer et de dominer le mouvement et la fluidité. Voilà pourquoi les planifications stratégiques françaises des années 30 n’étaient sans doute pas si stupides qu’on a pu le dire – elles étaient même assez bien adaptées à une guerre mécanisée et industrielle prolongée, comme les Américains le prouveront et comme les Allemands ne surent jamais parfaitement le comprendre –, mais elles se montrèrent complètement désarçonnées par un « coup » splendide et qui n’était qu’un « one shot », ou presque. C’est ce moment-là que d’authentiques ennemis intérieurs de la France ont su saisir au bond pour imposer un arrêt des combats et la mise en place d’un régime qu’ils appelaient de leurs vœux depuis longtemps. Pour en revenir à cette caractéristique intellectuelle de la culture des élites françaises, si elle présente une faille énorme, elle n’est peut-être pas non plus à rejeter entièrement. Mais, là, j’émets sans doute un vœu pieu, car il serait certainement très difficile d’intégrer aussi la pensée dialectique dans une telle culture, un tel « logiciel mental ».
Reste que la recherche arithmétique de la puissance de feu n’est pas spécifiquement française, et que, peu ou prou, elle caractérise tout le modèle occidental de la guerre depuis plusieurs siècles. À nouveau, mes réflexions sur la longue durée de l’histoire militaire me permettent d’avancer une explication. Cela pourrait en grande partie provenir du fait que, à partir du XVIe siècle, les chefs militaires occidentaux ont été confrontés à un problème technique qui ne pouvait être résolu que de cette façon : celui du manque de précision, de puissance et surtout de haute cadence de tir des armes à feu individuelles équipant l’infanterie. Le seul moyen de remédier à ce problème était d’aligner toujours plus de tireurs. Ajoutons à cela que le capitalisme et la révolution industrielle ont fait triompher ce que Heidegger dénonçait comme le règne de la technique (sous-entendu : « non pensée »), et l’on obtient l’aporie dans laquelle nous nous trouvons. C’est donc d’une révolution philosophico-stratégique dont nous avons besoin. Pas simple…
(à suivre)