L’art de la mise en fiction, tel que l’illustre le célèbre Exodus d’Otto Preminger en 1960, l’Etat israélien en a longtemps usé et abusé, seul ou presque, dans la région. Illustrée jusqu’à la caricature par l’exploitation narrative – sous forme de livres, téléfilms et autres longs métrages – du raid sur Entebbé, cette hégémonie narrative doit composer désormais avec d’autres « machines à fabriquer des histoires », celle des chaînes satellitaires arabes, Al-Jazeera en tête bien évidemment, ou encore celles d’organisations politiques qui, tel le Hezbollah, maîtrisent elles aussi l’art du récit.
Le Liban est d’ailleurs l’une des scènes régionales où la « guerre asymétrique » de la communication politique s’affiche avec le plus d’évidence (voir ces anciens billets 1 et 2). On y a ainsi pris l’habitude de décrire l’affrontement entre les deux principaux camps politiques à travers une formule rhétorique aussi ramassée qu’expressive : ceux du « 8 mars » d’un côté, et ceux du « 14 mars » de l’autre, par référence aux dates des grandes manifestations qui ont suivi l’assassinat de Rafic Hariri, alors Premier ministre, le 14 février 2005.
Plus menaçante pour l’avenir du pays que jamais, cette opposition est exacerbée aujourd’hui par l’annonce prochaine des conclusions du Tribunal spécial pour le Liban. Illustrant cet art du story telling qu’analyse Christian Salmon, la plupart des médias se font l’écho de ce qui apparaît bien comme une puissante construction narrative, où ce qui était naguère la certitude de la culpabilité syrienne fait place désormais à la conviction, quasi inébranlable, de la responsabilité du Hezbollah.
Beyrouth se trouve ainsi au cœur d’une bataille de récits, dont l’enjeu est la victoire d’une narration sur une autre ; les « 14 mars » et leurs soutiens ont pris l’initiative en distillant depuis des semaines des informations qui annoncent la mise en accusation du Hezbollah. Ce dernier est réduit à la défensive : faute de pouvoir imposer sa propre version dans un contre-récit qui mettrait en cause d’autres responsabilités, israéliennes pour commencer, une des lignes de défense du parti dirigé par Hassan Nasrallah consiste précisément à dénoncer cette stratégie d’imposition d’un « nouvel ordre narratif ».
Le « court-métrage saoudien » violemment dénoncé dans cet article repris par de très nombreux sites internet arabes est un documentaire « bien réel », préparé par la société de production ORTV, fondée en 1995 par deux journalistes saoudiens réputés, Othman al-Ameer (عثمان العمير), l’ancien rédacteur en chef du Sharq al-Awsat, fondateur et propriétaire du site Elaph.com qui a rapidement vendu ses parts à son partenaire, Abdul-Rahman Rashed (عبد الرحمن الراشد), par ailleurs directeur général de la chaîne Al-Arabiyya.
Nourri de reconstitutions et d’entretiens avec des personnalités politiques, le documentaire, intitulé en anglais Murder in Beirut, est une véritable charge contre la Syrie, « qui a occupé la plupart du territoire libanais pendant 30 ans, si bien qu’aucun leader du pays ne pouvait se déplacer sans l’autorisation de Damas », mais plus encore contre le Hezbollah dont une cellule secrète, « dirigée par un responsable important né à Nabatiyyé en 1963 », aurait réalisé l’opération en faisant exploser une camionnette au passage du convoi officiel.
Décrit dans ses moindres détails dans l’article d’Al-Akhbar, Murder in Beirut n’a pourtant pas encore été vu par le public. Pas plus au Liban, où sa diffusion par l’une ou l’autre des nombreuses chaînes, toutes affiliées de près ou de loin à des courants politiques, constituerait un véritable casus belli, au sens propre de l’expression, qu’ailleurs dans le monde arabe. Selon cet article dans Al-Quds al-arabi (qui cite lui-même The Guardian), la diffusion, prévue sur la chaîne panarabe à capitaux saoudiens Al-Arabiyya ( !), aurait été annulée en raison des nouvelles orientations du Royaume, désormais soucieux d’opérer un rapprochement avec la Syrie.
Plus fort encore, la BBC a tout récemment déprogrammé brutalement le documentaire qu’elle avait prévu de diffuser à partir du 20 septembre, pour s’assurer qu’il correspondait aux critères de qualité exigés par cette très respectable institution ! (“All programmes shown by BBC World News must comply with the BBC’s editorial guidelines,” explique ainsi son porte-parole.)
Quelle que soit l’issue de cet épisode, ce qui est certain c’est que les luttes entre forces politiques cherchant à étendre leur soft power (« puissance douce ») sont loin d’être éteintes au Moyen-Orient. Au moment même où se rallumait, au Liban, cette « guerre des récits» à propos de la mort de Rafic Hariri, la Turquie annonçait la sortie prochaine d’un long-métrage ayant bénéficié du plus gros budget (10 millions de dollars) jamais atteint par une production locale. Prolongement d’un feuilleton qui avait déjà suscité la fureur des autorités israéliennes (voir ce billet), La vallée des loups, Palestine racontera l’odyssée du Mavi Marmara, arraisonné en haute mer par les commandos de la marine israélienne le 31 mai dernier.