Cette Elektra genevoise a de quoi attirer, Jeanne-Michèle Charbonnet dans le rôle titre, et Eva Marton comme Clytemnestre sont des têtes d’affiche non négligeables. Par ailleurs Stefan Soltesz dans la fosse, un habitué des grandes scènes allemandes qui fut notamment assistant de Karl Böhm était une garantie de qualité. Au-delà du plaisir de réécouter ce qui fut pour moi l’une des grandes émotions de ma vie musicale (avec Nilsson, Rysanek, Varnay et Böhm il est vrai), cette soirée fut seulement passable.
La surprise vient de la merveilleuse Chrysothemis de Erika Sunnegårdh, une voix lumineuse d’une grande pureté, des aigus faciles, une technique de fer, c’est elle indiscutablement qui non seulement est la révélation de la soirée, mais qui en plus domine de très loin les deux autres dames. Pour elle, on ne regrette pas le voyage. Un nom a suivre désormais partout.
On aime Eva Marton pour ce qu’elle fut, une des grandes stars des années « post-Nillsson », que j’entendis notamment dans Elektra, à Vienne avec Abbado, dans l’Impératrice avec Sawallisch à la Scala (une Femme sans ombre bouleversante mise en scène par Ponnelle), et même à Bayreuth dans Tannhäuser. La voix était solide, résistante, mais jamais bouleversante, ni vraiment « animée ». Il en est de même pour sa Clytemnestre, plutôt plate. La voix a des restes encore notables, mais l’interprétation, les inflexions vocales nécessaires sur un texte où chaque mot doit être distillé (écoutons Resnik chez Solti !) restent largement en-deçà de ce qu’on pouvait attendre. Du dialogue de deux monstres qui forme le pivot de l’œuvre, il reste alors bien peu, et c’est dommage.
Jeanne-Michèle Charbonnet a un jeu très (trop ?) engagé qui n’est pas servi par sa voix, visiblement peu adaptée au rôle : un vibrato très gênant, de vilains aigus, jamais pleins, jamais réussis, des cris. On sait qu’Elektra est redoutable, mais dans cette prestation il n’y a rien de vraiment convaincant. Jeanne-Michèle Charbonnet était une Isolde crédible dans ce même théâtre, et propose en général des prestations de grande qualité, elle est ici une Elektra vocalement à côté, qui peine face à la voix ensoleillée de sa Chrysothémis. Seul le moment de la rencontre avec Oreste crée une tension réelle, peut-être aussi à cause du très bon Oreste de Egils Silins, et peut-être parce que la musique est plus lyrique et moins sauvage, ce qui convient mieux à la voix de Madame Charbonnet. L’Aegisth de Jan Vacìk est traditionnel, les servantes du début sont très irrégulières, certaines sont même difficilement supportables.
L’orchestre de la Suisse Romande est plutôt techniquement au point, la direction de Stefan Soltesz est claire et fluide à défaut d’être sauvage et paroxystique, et tout cela reste sans vrai relief.
La mise en scène de Christoph Nel, un metteur en scène habitué des scènes allemandes, (tout comme la costumière Bettina Walter) s’appuie sur l’impressionnant dispositif construit par Roland Aeschlimann, une sorte de forteresse fissurée à l’esthétique très Bauhaus qui ne cesse de tourner sur elle-même. L’espace interne n’est qu’entrevu (un bureau, une lampe) mais jamais utilisé. Le drame se joue à l’extérieur (l’histoire du mythe est évoquée plusieurs fois) et on sent bien qu’à l’intérieur se joue une histoire sanglante par des images fortes de cadavres qui sortent des fenêtres, mais aucune dialectique intérieur/extérieur n’est lisible, alors qu’Elektra est structurellement DEHORS, et les autres structurellement DEDANS. L’espace en effet ne structure pas le jeu et devient essentiellement décoratif, alors que l’on aurait pu s’appuyer sur la hauteur, les dessous, le centre. Ainsi on se fatigue vite de ce tourniquet incessant qui très rapidement n’apprend plus rien sur l’œuvre Les costumes assez sobres de Bettina Walter soulignent une sorte de quotidien sans âme, Clytemnestre est vêtue comme une ménagère de plus de cinquante ans, et Elektra en négligé, mais Chrysothémis d’une blancheur candide, presque une mariée ou un ange, frappe incontestablement et montre l’intérêt que le personnage a pu provoquer dans l’équipe de mise en scène.
Il en résulte un spectacle sans vrai caractère, qui, malgré le bain de sang final, n’a pas la sauvagerie animale d’autres mises en scène (Kupfer, Friedrich) ou qui n’est pas soutenu par un vrai propos (Dodine à Salzbourg) . Les idées ne sont pas poussées jusqu’au bout, et comme la musique ne suit pas vraiment, on sort avec Erika Sunnegårdh dans le cœur et l’oreille, et c’est tout.