La présidentielle emballe peu les citoyens burkinabè. La raison, explique le Pr Luc Marius Ibriga, enseignant à la faculté de sciences juridiques et politiques de l’Université de Ouaga II et Président du Forum des Citoyens et Citoyennes de l’Alternance, est fondamentalement liée au désenchantement démocratique des Burkinabè. Las de voir se réaliser toutes les promesses de bonheur attribuées à la panacée démocratique, ils auraient perdu toute confiance dans une classe politique peu crédible, occupée à des débats stériles, sans rapport aucun avec la pauvreté ambiante de l’électorat. Plus de la moitié des 7,5 millions d’électeurs potentiel ne s’est pas inscrite. Et les quelque 3 millions qui le sont ne disposent pas tous des pièces nécessaires pour voter. Dès lors, quel sera le taux de suffrage réellement exprimé pour cette élection de demain dimanche ? Là réside, selon le Pr Luc Marius Ibriga, l’unique enjeu de cette élection jouée d’avance. Enjeu crucial pour Blaise Compaoré afin d’embellir le score soviétique que lui promettent ses partisans et parvenir, du coup, à s’offrir l’once de légitimité nécessaire à la probable révision constitutionnelle attendue pour l’après-présidentielle. Entretien.Afrik.com : Pourquoi le peu d’enthousiasme des Burkinabè pour l’élection présidentielle ?
Luc Marius Ibriga : Il y a une apathie des Burkinabè pour la politique et particulièrement pour l’élection présidentielle qui s’explique par trois principales raisons. La première, et la plus importante, a trait à la qualité médiocre de l’offre politique. Le système politique burkinabè est un système fermé, où le Congrès pour la Démocratie pour le Progrès, parti ultra majoritaire, a tout accaparé et a politisé l’administration publique. Conséquence : l’opposition est famélique et ne dispose pas de cadres et de moyens nécessaires pour construire véritablement une alternative. Découlant de la première, la deuxième explication tient à la faiblesse de la démocratie sociale. Le Burkina s’est évertué à construire la démocratie économique en promouvant le libéralisme économique et en érigeant des institutions et des systèmes politiques. Mais si cela a permis une certaine croissance économique, jusqu’à présent et depuis 1991, le Burkinabè moyen n’entrevoit aucun changement dans ses conditions de vie quotidienne. Il y a eu croissance mais il y a eu une polarisation des richesses. Et même les documents gouvernementaux sont prompts à l’écrire. La pauvreté a augmenté au Burkina Faso. Dès lors, le jeu politique devient un extra, c’est à dire quelque chose qui ne touche pas la vie des Burkinabè. D’ailleurs, un sondage du Centre pour la Gouvernance Démocratique, en 2005, montrait que les Burkinabè de façon majoritaire estimaient que leurs conditions de vie ne s’étaient pas améliorées. Pourtant, ils étaient prêts à voter pour Blaise Compaoré en première intention. Il y a donc une déconnexion entre ce que les gens perçoivent dans leur vie de tous les jours et la capacité à situer les responsabilités par rapport à la chose publique. Enfin, il y a une mauvaise perception du politique due aux politiciens eux-mêmes. Ils ont replongé les populations dans le système des promesses creuses dont elles s’étaient pourtant extirpées depuis la sécheresse des années 1970, où l’action des ONG les avait amenées à comprendre que ce sont elles-mêmes, à la base, qui devraient être les artisanes de leur changement. Mais la classe politique actuelle fait croire aux populations qu’elle peut quelque chose pour elles. Pourtant rien. Du coup, la politique apparaît aux yeux des populations comme un tissu de mensonges. Toute cette manière de faire doublée de l’impact infime des retombées économiques de la promesse démocratique sur le quotidien des droits économiques et sociaux des Burkinabè font que l’élection ne peut pas passionner les foules. L’électeur estime que son bulletin est inutile car il ne peut changer les choses.
Afrik.com : Réfuter un système dont on ne bénéficie d’aucun fruit et œuvrer au même moment à le perpétuer, cela semble tout de même paradoxal ! Le problème n’est-il pas aussi dû à une culture de non participation politique des Burkinabè dont un proverbe très usité en ce moment enseigne que quand on ne peut arrêter son voleur il faut l’aider à transporter son butin ?
Luc Marius Ibriga : Je ne pense pas qu’on puisse parler de culture de non participation au Burkina Faso. Les Burkinabè sont très politisés. Le pluralisme politique a toujours été un élément fondamental dans la vie et l’histoire politique du Burkina. Même du temps de la Révolution de Thomas Sankara, des personnes n’ont pas hésité à clamer haut leur appartenance à des groupes politiques qui n’épousaient pas les idéaux de l’époque. J’insiste, le problème fondamental c’est le désenchantement des populations pour la démocratie qu’on avait présentée comme la solution miracle au mal burkinabè. Mais la démocratie n’a rien changé et ne profite qu’à une élite minoritaire. Cette apathie est un message envoyé aux gouvernants. Ils doivent comprendre qu’il faille changer la gouvernance pour qu’elle profite au plus grand nombre. Sinon, nous allons droit vers des mouvements violents comme ceux spontanés contre la vie chère.
Afrik.com : Peut-on incriminer la seule classe politique dans cet échec démocratique ? La société civile n’est-elle pas aussi comptable de cette apathie ?
Luc Marius Ibriga : Bien sûr que les organisations de la société civile ont aussi leur part de responsabilité ! Elles auraient pu et dû inciter les populations à s’inscrire sur les listes électorales. Mais il ne faut pas surestimer leur influence dans l’espace politique burkinabè. Quand elle s’est inquiétée du faible taux d’inscription sur les listes électorales, le gouvernement a argué que cela importait peu qu’il y ait beaucoup ou peu d’inscrits. Que peut la société civile quand le gouvernement justifie la non-participation des citoyens par de telles arguties ? Quels messages peut-elle formuler pour inciter les gens à s’inscrire quand beaucoup vous rétorquent : « Qu’est-ce que mon inscription va changer sur le prix de l’huile, du riz du sucre ? »
Afrik.com : Ne s’agit-il pas là d’un fatalisme cultivé à dessein et entretenu comme tel ?
Luc Marius Ibriga : Bien évidemment. Certaines forces travaillent à cela puisque nous avons connu au Burkina Faso toute une période de boycott. Une des franges de la société civile et des syndicats burkinabè sont sous influence de forces politiques clandestines mues par un projet révolutionnaire. Pour ces forces, la démocratie telle qu’elle se présente actuellement n’est pas la solution. Et ce faisant, on ne peut attendre de ces forces qu’elles œuvrent pour une incitation aux élections puisque leur objectif est de discréditer le système actuel pour mettre en avant le leur. Mais ceux qui vivent du système aujourd’hui et en profitent devraient faire en sorte qu’il y ait une inscription massive sur les listes électorales propres. Ce n’est pas le cas. Les conditions d’organisation de cette élection ne sont même pas réunies. La période des travaux champêtres choisie pour les inscriptions n’était pas propice pour la plupart des Burkinabè qui ne disposent pas de la carte nationale d’identité pour voter. En outre, le code électoral dans son article 53 demande que soient portés sur les cartes d’électeur, entre autres, la date et le lieu de naissance. Sur les cartes d’électeurs délivrées par la CENI, il ne figure que l’année de naissance qui est différente de la date de naissance. Quant au lieu de naissance, il n’y est tout simplement pas mentionné. Et là c’est un exemple parmi tant d’autres libertés que la CENI prend avec la loi électorale.
Afrik.com : Comment le médiateur Blaise Compaoré peut-il se battre pour des élections transparentes en Côte d’Ivoire et en Guinée, et est incapable d’organiser un scrutin propre chez lui ?
Luc Marius Ibriga : Voilà pourquoi on est tenté de dire que c’est fait à dessein. On ne peut pas se faire le chantre de la carte d’électeur biométrique au Togo, Côte d’Ivoire et en Guinée, et refuser de le faire au Burkina Faso. On ne peut pas exiger que pour les élections des autres pays il y ait des listes fiables comme en Côte d’Ivoire pour qu’au Burkina Faso on argue qu’on peut retenir sa carte électorale avec un simple acte de naissance. Cela veut dire qu’au Burkina Faso le jeu politique n’est pas fait dans une totale transparence. Cela a du reste été souligné par tous les observateurs de l’élection présidentielle de 2005.
Afrik.com : De quelle légitimité peut se prévaloir alors le candidat qui sera élu avec une faible participation conjuguée à une mauvaise organisation de l’élection ?
Luc Marius Ibriga : Le taux de participation est l’enjeu majeur de cette élection. Avec moins de la moitié du potentiel électoral inscrit sur les listes électorales, le risque que Blaise Compaoré soit mal élu est évident. Et toutes les forces politiques qui soutiennent la candidature de Blaise Compaoré en sont conscientes et font tout pour inciter le plus grand nombre d’inscrits à participer à l’élection afin de garantir à Blaise Compaoré une légitimité. Même la commission électorale a intégré cette donne en refusant le croisement de sa liste d’inscrits avec le fichier de l’Office Nationale d’Identification, ce qui aurait selon toute vraisemblance ramené le nombre d’électeurs inscrits à 1 million. On se retrouve dans la même situation qu’à l’élection de 1991, où la légitimité de Blaise Compaoré était douteuse. Le président lui même est conscient de la situation car il risque d’être mal élu. Et toute la suite du mouvement annoncé pour les reformes institutionnelles dépendra peut-être de cette légitimité. Du reste, quel que soit le candidat qui sera élu, il sera mal élu.
Afrik.com : Pensez-vous que le fait d’être mal élu pourrait réfréner Blaise Compaoré dans son ardeur de lever la limitation des mandats présidentiels ?
Luc Marius Ibriga : Un faible taux de suffrages exprimés dimanche fera réfléchir Blaise Compaoré. Si le président est mal élu, la tendance sera plus au consensus. C’est son dernier mandat constitutionnel, donc il a les coudées franches pour prendre les décisions les plus ingrates et les plus impopulaires dans le sens d’une plus grande démocratie. Dès lors, il faudrait utiliser ce quinquennat pour véritablement mettre le Burkina sur la voie de la démocratie. Pour cela, il faudra de façon consensuelle que nous discutions sur comment nous voulons que notre démocratie fonctionne. Au cas contraire, on verra de plus en plus se former une coalition pour s’opposer à ce projet visant à s’éterniser au pouvoir, même dans les rangs du CDP. Aujourd’hui, il y a un besoin de changement et de modification du spectre politique. L’élite politique actuelle ne semble pas répondre aux aspirations du plus grand nombre.