Au départ une série de cinq novellas (1) publiées en 1961 dans The Magazine of Fantasy & Science-Fiction avant de se voir réunies sous la forme d’un roman (2), Le Monde vert compte parmi les œuvres les plus emblématiques de la science-fiction d’après-guerre – et peut-être même du genre pris dans son ensemble. Non parce que son action se déroule dans un avenir « prodigieusement lointain » où les radiations du soleil agonisant ont poussé les plantes à des croissances vertigineuses jusqu’à ensevelir la civilisation sous des milliers de tonnes de racines en forçant ainsi l’espèce humaine à un ultime retour à l’état de nature, mais parce qu’en dépit de cet enfer omniprésent de sauvagerie verte l’espoir d’un futur demeure.
Brian Aldiss nous fait ici une brillante démonstration de son talent d’écrivain alors jeune. D’abord à travers un style fluide et informatif à la fois, qui ne s’appesantit jamais sur les descriptions mais au lieu de ça utilise des néologismes bienvenus afin de ne pas rompre le rythme du récit. Car celui-ci propose de l’action en abondance, mais jamais gratuite ; c’est une des exigences de la novella : plus généreuse que la nouvelle, elle demande néanmoins que l’auteur sache aller à l’essentiel. Aldiss nous guide ainsi dans un dédale de forêt géante où la mort rôde à chaque croisement de branches ou de lianes et dans chaque zone d’ombre, prête à frapper en un éclair.
Puis à travers la création d’un univers riche et giboyeux – pour rester dans un champ lexical fidèle au thème du récit – où le sense of wonder (3) prend racine dans la découverte progressive d’un monde pour le moins unique en son genre : antithèse des préceptes de la science-fiction, du moins telle qu’on la concevait au tout début des années 60, Le Monde vert se pose en faux des archétypes du genre en décrivant un monde tout entier revenu à l’état de nature, où les technologies et l’industrie se sont vues écrasées par la toute puissance de l’ordre primordial des choses – bref, où la civilisation a déclaré forfait devant la sauvagerie.
C’est donc un propos assez iconoclaste, qui en fin de compte s’inscrit assez bien dans la mouvance contestataire de l’époque et dont la science-fiction des années 40 et 50 fit elle aussi les frais en cédant peu à peu la place à cette New Wave qui s’affirmait comme anti-technologique et anti-scientifique – c’est-à-dire en opposition nette avec le courant de « l’Âge d’Or« qui l’avait précédée de 20 ans. Pourtant, Le Monde vert se place aussi assez à part de cette tendance de l’époque en évitant le piège de la prétention littéraire, dont la sophistication souvent exacerbée prête parfois à sourire, pour se focaliser sur l’aventure.
Car ce récit reste avant tout un voyage, l’exploration d’un monde qui trouve dans son agonie une issue vers la renaissance. Il en résulte un tableau grandiose et fascinant, dont les lacunes dans la cohérence ne parviennent qu’à mieux servir l’ambiance et l’atmosphère afin de nous fasciner toujours plus, de nous émerveiller… Bref, de nous distraire. À travers une histoire qui présente de nombreuses similitudes avec l’heroïc fantasy, mais seulement en apparence, Aldiss nous livre surtout ici une ode à la liberté : liberté du choix, liberté d’agir, liberté de rester soi – même devant l’apocalypse finale qui se profile.
Ainsi, et en dépit de l’horreur de cette vaste serre où pullule une flore de cauchemar, Le Monde vert s’affirme comme optimiste, comme un espoir envers cet avenir qui laisse toujours à la vie une voie dans laquelle s’épanouir. Un propos qui conserve d’ailleurs toute son actualité. Car alors que la menace du réchauffement climatique nous fait percevoir le futur comme désespérément sombre, Aldiss nous démontre surtout qu’un tel bouleversement se résume en fait à un simple changement de paradigme – soit le genre de perspective qui en fin de compte n’effraie que les conservateurs, les réactionnaires, les peureux…
Malgré son ancienneté, et les intentions originales de son auteur aussi très certainement, Le Monde vert conserve en réalité un discours tout à fait en prise avec notre présent : en décrivant dans un avenir aussi éloigné et aussi hostile des êtres humains qui en dépit de leur régression conservent leur don le plus important – ce pouvoir de prendre des décisions libérées des emprises de l’instinct animal –, il affirme sa confiance envers l’Homme et sa capacité à vaincre son pire démon : lui-même.
(1) un texte dont la longueur en fait un intermédiaire entre la nouvelle (histoire courte) et le roman.
(2) cette pratique, appelée « fix up », est assez courante dans la science-fiction : Dune (Frank Herbert, 1965) et La Guerre éternelle (Joe Haldeman, 1975), parmi beaucoup d’autres, connurent un traitement semblable…
(3) cette expression désigne en général le sentiment de vertige, ou ressenti du même ordre, qui saisit le lecteur face à l’exposition de certains faits techno-scientifiques qui bouleversent sa perception du réel et/ou sa compréhension du monde ; c’est un effet typique de la science-fiction.
Récompense :
Prix Hugo, catégorie Meilleur Texte Court, en 1962 : prix décerné à l’ensemble des novellas originales.
Influence :
Sur le jeu de rôle Gamma World (1978) de TSR comme il est indiqué dans les avant-propos de la première édition du livre de règles.
Adaptation :
Hom (1975), un comics en quatre parties de Carlos Giménez, publié aux États-Unis dans l’anthologie Echo of Futurepast de Continuity Comics et qui connut une publication française chez Campus Éditions en octobre 1982.
Le Monde vert (Hothouse), Brian Aldiss, 1962
Gallimard, collection Folio SF n° 328, février 2009
336 pages, env. 7 €, ISBN : 978-2-07-035571-6
- d’autres avis : Culture SF, Yozone, Viinz, Scifi-Universe, KWS!
- la préface de Gérard Klein (édition Livre de Poche de novembre 1995)