C’est de Giorgio Manganelli dans « Voyage en Afrique » (Ed. Le Promeneur), un (court) texte « éblouissant et inclassable », nous dit-on, en 4ème de couverture, pour une fois à juste titre :
Dans l'imagination de l'Européen, l'Afrique est d'abord une région sauvage, peuplée d'animaux de zoo; un parc, une réserve, même un décor de cinéma. Au cinéma, les couleurs impétueuses, la facile «poésie », le temps fixé d'avance, rendent aisée la dégustation inoffensive d'un espace primitif. Depuis l'enfance, un obscur souvenir d'explorateurs suscite en nous l'idée d'une Afrique pour hommes forts, de récentes lectures journalistiques suggèrent une Afrique plongée dans une allusion cannibalesque qui nous permet une facile supériorité morale et un frisson de distance rassurée. Le voyageur européen sentira non sans honte affleurer le froid et malhonnête cliché cinématographique. Il reconnaîtra des aubes filmées, des marécages scénographiques, d'innombrables effets spéciaux. Mais, puisque au bout de deux heures il ne lui sera pas permis de se réfugier commodément dans le monde rigoureusement protégé des Blancs, sa réaction sera moins satisfaite et peut-être un peu plus alarmée. Les espaces sont devant lui et autour de lui. Il pourra ne pas trouver de villes, de villages, de cases; il ne rencontrera personne pendant des dizaines de kilomètres; mais il sera partout plongé dans une solution d'herbes, un horizon de montagnes, de maquis, un changeant et monotone continuum dont il est impossible de mesurer les limites. L’espace africain est assurément excitant: l'Européen se rappelle ses villes avec les maisons coude à coude, la circulation, la campagne capillairement contrôlée par les routes, et il jouit, comme en y nageant, d'un espace de milliers de kilomètres carrés sans ville, avec de rares et maigres villages camouflés dans la couleur terreuse des champs, de très rares personnes, peu ou pas de voitures. Voici, physiquement dévoilé pour la joie des yeux, l'emblème de la fuite hors de l'Europe; cet espace fait naître et nourrit le mal d'Afrique. Quel que soit le sort de l'Afrique, pense l'Européen avec soulagement, il faudra des siècles pour en faire une Suisse.