(...) Je crois qu'il a été dit sur mon compte tout ce qu'on devait dire et tout ce qu'on devait ne pas dire. Je désire uniquement le silence, le silence, et encore le silence. Qu'on me laisse mourir tranquille, oublié, et si je dois vivre, qu'on me laisse encore plus tranquille et oublié : Qu'importé que je sois élève de Bernard ou de Sérusier! Si j'ai fait de belles choses, rien ne les ternira ; et si j'ai fait de la merde, pourquoi aller la dorer, tromper les gens sur la qualité de la marchandise ? En tout i cas, la société ne pourra pas me reprocher de lui avoir pris beaucoup d'argent dans sa poche, au moyen de mensonges. (...) A Monfreid novembre 1897 Tahiti
" Ici, près de ma case, en plein silence, je rêve à des harmonies violentes dans les parfums naturels qui me grisent. Délice relevé de je ne sais quelle horreur sacrée que je devine vers l'immémorial. Autrefois, odeur de joie que je respire dans le présent. Figures animales d'une rigidité statuaire : je ne sais quoi d'ancien, d'auguste, religieux dans le rythme de leur geste, dans leur immobilité rare. Dans des yeux qui rêvent, la surface trouble d'une énigme insondable. Et voilà la nuit -tout repose. Mes yeux se ferment pour voir sans comprendre le rêve dans l'espace infini qui fuit devant moi et j'ai la sensation de la marche dolente de mes espérances. " lettre a A ndre Fontanas mars 1899 Tahiti
Gauguin a quitté Tahiti en avril 1893 pour arriver à Marseille trois mois après, plus pauvre et plus malade que lorsqu'il était parti.
Gauguin retourne en Bretagne en compagnie d'Annah, mais tout a changé : il perd un procès intenté en vain pour récupérer des toiles laissés en gage à l'auberge du Pouldu. Annah est le prétexte d'une rixe avec des pécheurs au cours de laquelle il a une jambe cassée. Il tente de reprendre son rôle de mentor auprès des peintres de Pont-Aven, mais ceux-ci ont suivi leur propre voie et s'intéressent moins à ses leçons. Annah finit par disparaitre emportant les objets de valeurs.
" Tous ces malheurs successifs, la difficulté de gagner régulièrement ma vie malgré ma réputation, mon goût pour l'exotique aidant, m'ont fait prendre une décision irrévocable. En décembre, je rentrerai et je travaillerai à vendre tout ce que je possède, soit en bloc, soit en partie. Une fois le capital en poche, je repars pour l'Océanie, et ce sera pour toujours. "
Le second séjour de Gauguin à Tahiti fut beaucoup plus dramatique que le premier.
Le 28 juin 1895, Gauguin quitte Marseille pour Tahiti.son voyage, qui dure deux mois, est interrompu par deux étapes, l'une à Port-Saïd, et l'autre à Auckland, en Nouvelle-Zélande, où il peut étudier les collections d'art maori du Musée d'ethnologie. En septembre, il arrive à Tahiti. Il a quarante-sept ans, peu d'argent en poche, et malade. Il souffre des séquelles de sa fracture de la jambe, de problèmes cardiaques et d'éruptions cutanées. En outre, il abuse de l'alcool et a contracté la syphilis auprès d'une prostituée .
Je vais cesser cette vie de patachon pour prendre une femme sérieuse à la maison(ce sera PAHURA qui lui donnera un fils Emile ) et travailler d'arrache-pied, d'autant plus que je me sens en verve et je crois que je vais faire des travaux meilleurs qu'autrefois. A Monfreid novembre 1895
Les tableaux de Gauguin se vendent mal en métropole. Pour survivre, l'artiste doit se mettre à travailler pour le cadastre de Papeete; il dessine des plans et copie des documents pour six francs par jour, nécessaires au paiement de ses soins médicaux. En même temps, il se lance dans le journalisme (feuilles polycopiées de quelques pages :le SOURIRE ,les GUEPES)et mène une bataille personnelle contre les autorités civiles et religieuses locales qui n'aura du reste aucun effet, sauf celui de lui attirer l'hostilité générale. Par ailleurs, il rédige un pamphlet intitulé NAVE NAVE MAHANA,LA FEMME AUX MANGOS, NEVERMORE etc.. L'Esprit moderne et le Catholicisme dans lequel il accuse l'Église de l'époque de s'être écartée de l'authentique esprit évangélique. Malgré ces nombreuses hospitalisations, et ennuis matériels ces années sont caractérisées par une période de créativité avec des œuvres parmi les plus importantes :
Mon Dieu, que de choses enfantines on pourra trouver en ces pages, écrites tant de délassement personnel, tant de classement d'idées aimées, quoique peut-être folles, en défiance de mauvaise mémoire, et tant de rayons jusqu'au centre vital de mon art. Or, si œuvre d'art était œuvre de hasard, toutes ces notes seraient presque inutiles....
(...) Vous trouverez toujours le lait nourricier dans les arts primitifs. (Dans les arts de pleine civilisation, rien, sinon répéter.) Quand j'ai étudié les Égyptiens, j'ai toujours trouvé dans mon cerveau un élément sain d'autre chose, tandis que l'étude du grec, surtout le grec décadent, m'a inspiré dégoût ou découragement, un vague sentiment de la mort sans espoir de renaître..... DIVERSES CHOSES
Il va y poursuivre toute une réflexion sur la couleur à partir de l'exemple de Delacroix dont il proclame qu'il n'hésitait pas, comme Raphaël, (et comme lui-même pense-il) à " fouler aux pieds les règles " .Surtout sa méditation sur la composition chromatique va associer celle-ci à une langue profonde et mystérieuse la langue du rêve.
L'artiste estime, qu'il serait indiqué d'assimiler la contemplation de la couleur à l'expérience d'écouter de la musique. Une impression résulte de tel arrangement de couleurs, de lumières, d'ombres. Il l'appelle la " musique du tableau.
Gauguin déplore l'application des théories scientifiques de la couleur -dans les travaux des impressionnistes et, plus encore peut-être, chez Seurat. Dans les œuvres de ces artistes, constatait Gauguin, " ces lumières s'indiquent dans le paysage d'une façon uniforme, mathématique, monotone, réglée par la loi du rayonnement [...], il s'ensuit que la richesse d'harmonies, d'effets, disparaît, est emprisonnée dans un moule uniforme. "
" J'ai observé que le jeu des ombres et des lumières ne formait nullement un équivalent coloré d'aucune lumière ; une lampe, la lune, le soleil donnent tout cela, c'est-à-dire un effet ; mais qu'est-ce qui distingue toutes ces lumières entre elles ? La couleur. La traduction picturale de ces lumières avec le jeu des ombres, les valeurs qu'elles comportent deviennent négatives : ce ne serait qu'une traduction littéraire (un écriteau pour indiquer que là réside la lumière, une forme de la lumière)
" Il reste donc à parler de la couleur au point de vue unique d'art. De la couleur seule comme langage de l'oeil qui écoute, de sa vertu suggestive propre à aider l'essor imaginatif, décorant notre rêve, ouvrant une porte nouvelle sur l'infini et le mystère. .
" il nous reste à parler de son âme, de ce fluide insaisissable qui par les moyens je l'intelligence et du cœur a tant créé, tant remué : de la couleur, propre à aider l'essor imaginatif, ouvrant une porte nouvelle sur l'infini et le mystère. Nous ne pouvons l'expliquer, mais nous pouvons peut-être suggérer par un détour, par une comparaison, son langage.
La couleur étant en elle-même énigmatique dans les sensations qu'elle nous donne , on ne peut logiquement l'employer qu'énigmatiquement, toutes les fois qu'on s'en sert, non pour dessiner, mais pour donner les sensations musicales qui découlent d'elle-même, de sa propre nature, de sa force intérieure, mystérieuse, énigmatique. Au moyen d'harmonies savantes on crée le symbole. La couleur qui est vibration comme la musique atteint ce qu'il y a de plus général et partant de plus vague dans la nature : sa force intérieure. (...)
Aussi sommairement indiqué, aussi énigmatiquement suggéré, ce problème de la couleur reste à résoudre, dira-t-on. Qui a dit qu'il serait résolu par une équation mathématique, expliqué par des moyens littéraires? Il ne peut être résolu que par une œuvre picturale , même si cette œuvre picturale est d'un ordre inférieur. Il suffit que l'être soit créé, qu'il ait une âme à l'état embryonnaire pour que la progression jusqu'à son état de perfection assure le triomphe de la doctrine.
La peinture par la couleur, ainsi formulée, doit forcément dès aujourd'hui entrer en lice, d'autant plus attachante qu'elle est difficile, qu'elle offre un champ infiniment vaste et vierge.
Entre tous autres, la peinture est l'art qui préparera les voies en résolvant l'antinomie du monde sensible et de l'intellectuel ... DIVERSES CHOSES.(c'est moi qui souligne ici)
En février 1898, Gauguin écrit une nouvelle fois à Daniel de Monfreid et lui apprend avoir voulu se tuer et être allé à cette fin dans la montagne, " où mon cadavre aurait été dévoré par les fourmis". Le poison ingurgité, de l'arsenic dont il avait fait provision " durant sa maladie d'eczéma ", n'avait pas été efficace. " Est-ce la dose qui était trop forte ou bien le fait des vomissements qui ont annulé l'action du poison en le rejetant? Je ne sais. Enfin, après une nuit de terribles souffrances, je suis rentré au logis ". Le peintre poursuit alors sa lettre en décrivant dans le détail un grand tableau qu'il avait commencé en décembre, " D'où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? "
Une sorte de toile testament donc, une somme de tout l'œuvre peinte et même sculptée de Gauguin avant 1897 et, par extension, de son esthétique.
Quant au sens ? Gauguin écrira par la suite : " Mon rêve ne se laisse pas saisir, ne comporte aucune allégorie ; poème musical, il se passe de libretto " ; puis il cite Mallarmé et ajoute que " l'essentiel dans une œuvre consiste justement dans "ce qui n'est pas exprimé : il en résulte implicitement des lignes, sans couleurs ou paroles, il n'en est pas matériellement constitué ".
" II faut vous dire que ma résolution était bien prise ! Pour le mois de décembre. Alors j'ai voulu avant de mourir peindre une grande toile que j'avais en tête, et durant tout le mois j'ai travaillé jour et nuit dans une fièvre inouïe. Dame, ce n'est pas une toile faite comme un Puvis de Chavannes, études d'après nature, puis carton préparatoire, etc. Tout cela est fait de chic, du bout de la brosse, sur une toile à sacs pleine de nœuds et rugosités ; aussi l'aspect en est terriblement fruste.
On dira que c'est lâché, pas fini. Il est vrai qu'on ne se juge pas bien soi-même, mais cependant je crois que, non seulement cette toile dépasse en valeur toutes les précédentes, mais encore que je n'en ferai jamais une meilleure ni une semblable. J'y ai mis là avant de mourir toute mon énergie, une telle passion douloureuse dans des circonstances terribles, et une vision tellement nette sans corrections, que le hâtif disparaît, et que la vie en surgit. Cela ne pue pas le modèle, le métier et les prêtendues règles, dont je me suis toujours affranchi, mais quelquefois avec peur.
Pourtant Gauguin était toujours malade : " C'est que je ne suis pas le Gauguin d'autrefois ", En 1902, il fut même pris de la tentation de rentrer en France. Monfreid l'en dissuada :
" Vous êtes, lui écrivit-il, cet artiste légendaire qui du fond de l'Océanie envoie ses œuvres déconcertantes, inimitables, œuvres définitives d'un grand homme pour ainsi dire disparu du monde. Vos ennemis (et vous en avez bon nombre, comme tous ceux qui gênent les médiocres) ne disent rien, n'osent vous combattre, n'y pensent pas : vous êtes si loin !... Vous jouissez de l'immunité des grands morts, vous êtes passé dans l'histoire de l'art."