Fondamentalement, l’industrie du jeu consiste à convaincre des gens de poser un geste qui leur est préjudiciable. Pour y parvenir, il faut jouer sur les apparences. Certes, la tolérance sociale à l’égard du jeu implique l’acceptation que les établissements ne jouent pas complètement franc jeu avec leurs clients. Sinon, il faudrait interdire cette industrie. Toutefois, dans le cas d’une société d’état, les clients sont aussi les propriétaires. De ce point de vue, les gestionnaires n’ont plus droit à l’équivoque. Avec le rapport Wood, Loto-Québec est allé trop loin. L’éthique gouvernementale aurait exigé une divulgation du conflit d’intérêts. Dans une industrie où l’intégrité est si critique, ce défaut de déclaration est un mauvais pari.
Avec l’annonce de son site de jeu en ligne, Loto-Québec a présenté, comme étant un expert indépendant, un homme d’affaires qui est le concepteur, le promoteur ou le vendeur de plusieurs produits considérés pour EspaceJeux, en particulier des produits associés au modèle suédois tant vanté pour légitimer l’étatisation du jeu en ligne. Derrière une apparence de chercheur scientifique indépendant, l’auteur avantage des produits commerciaux dont l’efficacité n’est pas reconnue par la communauté scientifique, loin de là.
Je n’ai fait qu’un premier examen des deux versions (anglaise et francaise) du rapport de Richard T. A. Wood intitulé « Examen de la stratégie en matière de jeu responsable d’Espace Jeux (Rapport final). Ce n’est certainement pas suffisant pour une opinion définitive sur le fond. Néanmoins, ce rapport apparaît clairement en deçà du niveau d’expertise qui existe déjà au Québec.
Outre l'absence d'évaluation empirique, la revue de littérature est trop sommaire, et des recherches sont mal interprétées. Par exemple, à la page 5 (dans les deux versions), l’auteur spécule sur les variations de la prévalence des problèmes de jeu en Nouvelle-Écosse et en Colombie-Britannique … deux provinces qui offrent du jeu en ligne depuis 2004-2005. Dans les faits, durant la période analysée, les provinces de l’Atlantique et la Colombie-Britannique n’ont vendu en ligne que des billets de loterie traditionnelle et des jeux comme ceux qui sont offerts au Québec par LotoClic. Ces produits n’ont aucune commune mesure avec ce que va offrir EspaceJeux. Ce n’est vraiment pas comparable.
Plus généralement, l’auteur tente d’imposer ses conclusions par autorité, sans un appui suffisamment structuré son raisonnement. Que ce soit clair : dans le milieu des spécialistes du jeu pathologique, Richard T. A. Wood n’a pas la notoriété pour s’exempter d’appuyer ses conclusions autrement que par des généralités. Au constat du rapport, l’expression de Loto-Québec « chercheur émérite reconnu mondialement » fait grincer les oreilles tellement que c’est exagéré.
Par-delà les phrases obséquieuses, plusieurs alarmes avertissent d’un conflit d’intérêt. On apprend, à la page 10 (page 11 dans la version anglaise), que le logiciel Gam-Gard va être utilisé pour évaluer si les jeux peuvent nuire aux joueurs. À la page 11, on apprend aussi que le personnel va suivre une formation sur le jeu responsable. Aux pages 15 à 16 (15 à 17 en anglais), l’auteur suggère fortement l’ajout d’un hyperlien vers ParlonsJeux (GamTalk). À la page 17 (18 en anglais), l’auteur fait la promotion d’un système de suivi du joueur et de rétroaction, comme en Suède (produit PlayScan).
Les produits Gam-Gard, PlayScan, GamTalk et la formation « Responsible Gaming Training » sont tous des produits dont la promotion est confiée à la compagnie à numéro suédoise IRGO AB (556782-7604) dont Richard T. A. Wood est identifié comme fondateur et membre du conseil d’administration. Le monde est petit. Parmi les fondateurs de cette compagnie, on retrouve aussi Mark Griffiths (qui est le conseiller spécial « indépendant » du comité Nadeau), Thomas Nilsson (co-propriétaire du Spelinstitutet, autre compagnie à numéro suédoise), et Petra Forsström (anciennement de Svenska Spel et du SpelInstitutet et maintenant CEO d’IRGO AB). Vous vous souvenez vaguement de ce qu’est le SpelInstitutet? C’est une composante centrale du modèle suédois dont on ne parle plus … parce qu’on n’y a pas trouvé les preuves scientifiques que Loto-Québec y voyait.
Dans son rapport, qui date du mois d’août, l’auteur prend pour acquis que ses produits sont incorporés dans EspaceJeux ou qu’ils le seront éventuellement. Dans le prototype mis en ligne hier, on ne retrouve pas tous ces éléments. Ce n'est pas certain envers quoi monsieur Wood est si enthousiaste en conclusion de son rapport.