Je me rappelle Yves Navarre.
Je me rappelle l’examen que j’avais préparé à 17 ans. Ce sésame nécessaire pour entrer à l’université. J’avais choisi de parler de toi. Mon professeur de français ne te connaissais pas, c’est pour ça qu’elle m’avait laissé faire… peut-être aussi parce qu’elle savait que ma décision était irrévocable! Elle aurait préféré que je parle de « l’arrivisme dans la littérature »… rien à cirer !
J’étais sous ton charme et je voulais qu’il en soit de même pour tout le monde !
Je me rappelle ma présentation devant le jury. Mes premiers mots : « Je vais vous parler d’Yves Navarre, écrivain français, homosexuel, qui a gagné le prix Goncourt en 1980 avec « Le jardin d’acclimatation ». Je pensais impressionner d’emblée. Un « Goncourt », un gage de qualité, non ?
Je me rappelle un des membres du jury qui instantanément avait levé les yeux au ciel et dit qu’il n’avait pas aimé ce livre! Zut, raté ! … Ce n’était pas grave, du tac au tac j’ajoutais « Et bien, moi non plus ! ». Et sans lui laisser le temps de respirer : « Yves Navarre en a écrit beaucoup d’autres qui sont nettement meilleurs dont je vais vous parler ! » Non mais !
Je me rappelle de l’étonnement dans ses yeux. A la surprise de cet examinateur, cet « inspecteur de l’enseignement », c’était ajouté une lueur d’intérêt, de curiosité, de défi.
Je me rappelle la passion qui m’animait, mon envie de la partager, de la crier.
Tout avait commencé parce que je tournais en rond à la bibliothèque à la recherche d’un peu d’évasion. Une copine m’avait conseillé ce prix goncourt, c’est un peu incontournable un tel prix, the must have, parait-il. Manque de bol, tous les exemplaires étaient loués. Me restait à choisir un autre, au hasard,… « Le temps voulu ». Je lisais : «… Quand ça arrive, en fait, on ne s'y attend pas. On n'attend plus. Un petit moment d'étourderie, et quelqu'un entre dans votre vie, bouscule, caresse, attaque, prend place. Avant même que tout commence, c'est déjà trop tard. On ne sait pas qui choisit qui, quand, comment, pourquoi…". Ces quelques phrases... ça a été un choc, une révélation, un coup de foudre !
Je me rappelle de ses phrases courtes, coupées au cutter, nettes, tranchantes, vives, rapides. Je me rappelle ces textes rythmés, telle une quête insatiable. Je me rappelle ces histoires d’amour, d’amitié, d’espoir, d’hommes, de femmes et de chat. Je me rappelle ces amours belles et tristes.
Je me rappelle ce garçon qui mettait les lettres que lui écrivait son amour dans la poche arrière de son pantalon sans même les lire et qui au bout d’un certain temps, à force de les sentir contre lui en connaissait le contenu. Je me rappelle ce chat qui prépare une fête qui tourne à la cata pour fêter le retour de son maître. Je me rappelle ces nécrophiles, ces malades, ces âmes perdues. Je me rappelle cette maison de campagne dans laquelle tu écrivais. Je me rappelle...
Je me rappelle avoir parlé de ces amours…entre hommes, mais de l’amour quand même et tellement beau qu’il en devient universel. Je me rappelle avoir décrit... je ne sais plus ! Les mots venaient tout seuls, mes quelques notes n'étaient que l'énumération des émotions ressenties à la lecture de tes livres. Mon enthousiasme débordait et emportait tout sur son passage.
Je me rappelle « les loukoums », « le petit galopin de nos corps », « Niagarak », « Lecœur qui cogne », « Une vie de chat », « je vis où je m’attache »…
A l’époque, pour moi ces histoires de gays n’avaient pas d’importance. Etre homosexuel ou hétérosexuel, où est le problème ? C’est comme préférer la menthe à la grenadine, non ? De l’amour c’est de l’amour ! Et tu l’écrivais si bien ! Tu parlais de la difficulté d’aimer, d’être aimée, de ces amours qu’on voudrait exclusives mais qui étouffent.
Je me rappelle, à la fin de mon examen, cet inspecteur qui me félicite car je l’ai convaincu d’aller voir plus loin. Ah, ça y était j’avais un nouveau pote ! J’avais rallié quelqu’un à ma cause !
A l’époque, j’avais dévoré bon nombres de tes livres, certains avec plus d’appétit que d’autres. J’en avais acheté peu, mon budget d’étudiante ne me le permettait pas.
Je ne t’ai jamais relu par peur d’altérer les magnifiques souvenirs de notre rencontre. Mais régulièrement, à la bibliothèque j’allais voir si les morceaux de toi étaient toujours là. Il y a quelques années j’ai constaté qu’ils n’y étaient plus, sans doute relégué aux archives, il faut faire de la place aux « best-sellers ».
Es-tu toujours édité ? J’aimerais vraiment posséder « le temps voulu », c’était mon préféré !
Je me rappelle Yves Navarre, j’avais 17 ans. Je me rappelle que tu m’avais permis de découvrir que la littérature c’était une fenêtre sur la vie, sur demain.
Je me rappelle Yves Navarre et comme il y a 25 ans, je suis émue.
.C'était ma participation au jeu d'écriture du Blog à 1000 mains, à partir d'une illustration de Marlène.