Le Conte du charbonnier (Sumiyaki monogatari)
de Takeno Shigeyasu
Picquier manga, 2006
Japon, après-guerre. Dans les vallées reculées du Kii, plusieurs familles vivent encore du charbonnage traditionnel. Le jeune Ue Toshikatsu est de ces charbonniers, qui coupe les chênes et les fait brûler dans son four, au bord d'une rivière, pour obtenir le binchotân, un charbon de haute qualité. Sa vie est solitaire, rythmée par les coupes, le four à entretenir, et les parties de chasse, seule manière d'améliorer l'ordinaire. Existe-t-il métier plus bas dans l'échelle sociale que celui de charbonnier? Pourtant Toshikatsu est heureux. Il est libre, indépendant, il possède son propre four, et surtout il vit en communion totale avec la nature, au coeur d'un forêt sauvage mais protectrice. Il en connaît les règles, il la respecte, il en est un gardien presque amoureux.
Et, comme il le dit, "la nuit tombée, les choses mystérieuses de la montagne s'approchent..." C'est le moment où les yôkai, les esprits et les démons immémoriaux, viennent lui tenir compagnie. "Je les aime bien, ils ne sont pas méchants". Car pour Toshikatsu, c'est une évidence, les esprits sont partout autour de lui, dans cette forêt, qui a sa propre personnalité. Il faut les accepter, y croire, et on peut alors les voir. Toshikatsu a l'âme simple, pure, il est poète à sa façon.
Le récit ne nous cache rien de la vie difficile et solitaire du charbonnier. Il reste cependant discret, sinon muet, sur la misère sociale et sexuelle du charbonnier. Il n'y a presque pas de femmes dans ces vallées, à part dans les villages où le charbon est amené pour être vendu. Cela n'a pas l'air de préoccuper Toshikatsu, comme si cet aspect de l'existence était totalement refoulé. La nature comme compagne? Pourtant, de chapitre en chapitre, le récit glisse progressivement vers le fantastique, comme si les yôkai, les esprits nocturnes, devenaient l'unique compagnie du jeune homme solitaire. Et ces fantasmes nocturnes (la vieille femme des neiges, la nature protectrice, les démons...) sont peut-être une manifestation compensatrice de ce refoulement. Sur ce point, le mystère demeure; et les interprétations sont possibles.
Le Conte du charbonnier est un manga magnifique, au dessin puissamment évocateur, et l'auteur, Takeno Shigeyasu, fait preuve d'une maîtrise graphique admirable. C'est son premier manga sous son nom, à... 55 ans, lui qui a été assistant toute sa vie. Il dit avoir été largement influencé par les publications de Garo, dont il était fan dès sa jeunesse, et c'est la maison Seirindo (éditrice de Garo) qui a accepté de publier son manga. Je n'ai pas connaissance d'autres oeuvres de cet auteur. Le Conte du charbonnier est peut-être le one-shot de toute une vie, ou bien peut-être annonce-t-il d'autres oeuvres à venir. En tous cas, c'est une incontestable réussite, à ranger aux côtés des meilleurs Taniguchi, pas moins.
Cet article vous a plu ?