Will SELF est de ces auteurs, encore jeunes, qui secouent la baraque, tant dans leur vie privée, torrentueuse, que dans les Lettres. Et dont les sujets et le style ne sauraient laisser indifférent. Attention, il n’est pas de ceux que le narcissisme, à défaut de talent, pousse à exhiber sur papier les génitoires et les prouesses de trottoir ou d’alcôve. On aurait tord de ne pas essayer de faire sa connaissance, d’autant plus qu’on sort du roman un peu secoué par l’audace du propos et de la forme. Voici qu’il est question de mort ou, plutôt – que l’oxymore nous soit pardonné – , de la vie de la mort, c’est à dire une fois passé le seuil du trépas. Le tout dans un roman qu’on pourrait dire d’eau de javel et fleur artificielle comme d’autres sont à l’eau de rose et fleur bleue.
1988. Lily Bloom, la soixantaine, juive antisémite et fausse goy, américaine mais établie en Angleterre, se meurt du cancer du sein. Les curieux compareront la fin du roman à celle du Ulysses de James JOYCE. Le roman s’ouvre par l’épilogue – quand on conduit à gauche, on peut bien commencer par la fin... et comporte trois parties : Mourante, Morte, Encore plus morte. Le ton est donné. De vieilles rancœurs en acrimonies mesquines, Lily vit ses derniers jours entre un corridor d’hôpital et les souvenirs rances de sa médiocre existence. Haine de la maladie qui la ronge, des médecins à la langue de bois, de sa propre condition de loque pourrissante. Deux filles, Charlotte, aspirante bourgeoise, et Natasha droguée séduisante. Le souvenir d’un fils mort dans un stupide accident. Deux maris, morts évidemment. Toute une vie pour rien ?
Le lecteur apprendra que, une fois poussé le dernier râle, la morte ne quitte pas vraiment l’univers réel. Elle devient seulement moins tangible, mais dépourvue de sensibilité. Elle ne fait que déménager en somme: un sordide sous-sol dans une non moins sordide banlieue de Londres, semblable au quartier où elle a vécu. Londres où l’on trouve deux sortes de restaurants : « les mauvais et les pire ». Lily y est menée dans un taxi conduit par un Chypriote grec, successeur de Charon, et prise en charge par un autochtone australien du nom de Phar Lap Jones, un ange gardien, en quelque sorte. Les jours passent, il lui faut assister aux séances d’initiation à la mort. Apprendre les douze étapes et les douze traditions des « Personnellement Morts ». Prendre un emploi. Et surtout s’habituer à la bureaucratie tatillonne des défunts, la « mortocratie ». Lily ne peut se faire aux plaintes de trois ectoplasmes, constitués de toutes les graisses qu’elle a perdues et reprises de son vivant,! et qui ne la quittent plus. Ce qui ne contribuera pas à améliorer son caractère. Et puis, il y a toujours des nouveaux, expédiés par les nombreux attentats que connaît le Londres des années quatre-vingt-dix. Une fois installée dans ses meubles, l’épicerie et le ménage faits, Lily ne pourra pas s’empêcher d’observer de près ses filles. Elle n’est pas un fantôme, qu’on ne se méprenne pas, elle ne peut tout simplement pas laisser les vivants vivre leur vie. Comprendra-t-elle, comme le lui suggère Phar Lap Jones, qu’elle doit faire le deuil de sa propre vie ? Si elle veut enfin, qui sait, revenir. Au fait, le myosotis n’est-il pas aussi appelé « ne m’oubliez pas » ?
Will SELF a déjà, dans nouvelle publiée en 2000, Le livre des morts de Londres-nord, exploré le thème de la vie après la mort, où le narrateur rencontrait feu sa mère. Comme dans ses autres romans, il met en scène un univers parallèle qu’on sait n’être que fiction, hallucinée, mais qui semble si réaliste. Et s’il prête la voix à Lily, il ne se départit pas, dans les digressions où elle amène le lecteur – au risque parfois de le perdre – de l’ironie acide qui rend le roman tout sauf lugubre. Une vie, une mort peuvent-elles se résumer en cette succession de frustrations ? Cette rage accumulée ? On l’avouera, devant tant de haine, le lecteur pourrait se lasser. Mais il devra persévérer, « la colère, c’est aussi ce qui me maintient en vie » dit Lily. Au bout du compte, elle n’est pas différente des héroïnes de romans Harlequin, où tout est pastel. Elle en est simplement le négatif glauque. ARAGON a écrit, et FERRÉ chanté: Est-ce ainsi que les hommes vivent ? Question toujours actuelle.