"Un jour venteux de mai, place de l'Opéra, face à ce pesant et pompeux "temple de la musique", un joueur de cornemuse écossais, kilt, chapeau de fourrure, plaid sur l'épaule et guêtres blanches, grand et fort, droit, tête légèrement renversée, sort de son instrument des sons aigus et chevrotants capables de transpercer le smog et le brouhaha venant des quatre côtés du carrefour.
Dépassant d'une tête la foule environnante, il semble ne pas la remarquer tandis qu'elle répond à sa fière attitude par une indifférence dédaigneuse. Personne ne ralentit le pas, personne ne s'arrête pour l'écouter. Jusqu'au moment où la bouche du métro vomit de ses entrailles un groupe de Gitans. Alertés par la mélodie, ils se dirigent aussitôt vers le musicien et se postent devant lui. Petits, cheveux noirs, teint basané, hommes en costumes chiffonnés et brillants d'usure, chemises déboutonnées et petits chapeaux à plume au-dessus de moustaches broussailleuses, femmes en jupes bariolées sous un tablier à volants, escarpins aux talons crottés et nattes recouvertes d'un foulard à grosses roses, nonchalamment maintenu par des barrettes, ils dévorent des yeux le blond Ecossais aux airs aristocratiques. Puis, ils commencent à trépigner sur place, à taper des mains et à onduler des hanches. Le sourire apparaît sur leurs visages. Ils s'échauffent, prennent de l'assurance...
Et soudain, la musique fait jaillir une gerbe d'étincelles et les feux des campements de la Dobroudja* embrasent les bruyères des collines écossaises."
*région de Roumanie
-Jana Boxbergerova- "Les musiciens"