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Quels experts pour la société ?

Publié le 19 novembre 2010 par Lecriducontribuable

Chaque obstacle qu’heurtent nos sociétés semble justifier le recours à de nouveaux experts. Si l’on en juge par leurs résultats, beaucoup paraissent mal avisés : cécité des institutions internationales à l’aube de la crise, efficacité douteuse des solutions préconisées pour la relance. Le foisonnement des experts n’est garant ni de la sécurité ni de la prospérité que l’on aurait espéré. A contrario, toute infortune supplémentaire est interprétée comme une carence qui appelle davantage de moyens pour l’expertise. Depuis 2008, les turbulences économiques ont fourni aux États moult arguments de cette nature. Plus qu’un fait anecdotique, la présence croissante des experts au sein de l’État reflète une conception dangereuse de l’ordre social.

Derrière la multiplication des experts et des entités chargées de les accueillir (commissions, groupes de réflexion, etc.) se niche une vision de la société comme un objet mécanique qu’il suffirait de paramétrer pour obtenir un fonctionnement optimal. Cette conception du monde comme objet physique imprègne jusqu’à notre vocabulaire – ne promet-on pas de « calibrer » l’inflation ou de « stimuler » l’activité, comme s’il s’agissait d’affiner des réglages ? – et sert l’émergence d’une société centrée autour de ses experts, dirigée par eux.

Une illusion est sous-jacente : quelques cerveaux pourraient recueillir toute l’information pertinente sur un sujet donné, l’utiliser mieux que les individus eux-mêmes. Est-ce là une ambition réaliste ? Gouverner une telle société équivaudrait à ajuster des rouages, à manipuler différents leviers, à doser toute intervention. En un mot, à remettre le pouvoir à des ingénieurs sociaux, à administrer la société comme on impose à une machine sa cadence et ses modalités. L’immense majorité des économistes ont adopté ce pli intellectuel. L’économie a cessé d’être une science sociale pour devenir une discipline d’ingénieurs, régie par des théorèmes et des systèmes d’équations. Un fait est révélateur : plusieurs des prix Nobel récents sont mathématiciens (Granger, Aumann, Myerson, Maskin). Démonstrations et modèles statistiques sont partout, pour corroborer l’idée que la société est un objet que l’on peut confier à quelques mains expertes.

L’économiste Friedrich Hayek a abondamment mis en garde contre une telle vanité. Récompensé par le prix Nobel en 1974, il prononce une conférence sur « la prétention de la connaissance » : les sociétés sont des tissus complexes de millions d’interactions qu’il est illusoire de prétendre comprendre et régenter par un esprit unique, ou par quelques têtes pensantes. Pire, l’hybris scientiste produit de nombreux effets indésirés ; les objectifs affichés ne peuvent être atteints sans dommages.  « L’étonnant objet de l’économie, écrit-il peu avant de mourir, est de montrer aux hommes le peu de choses qu’ils connaissent vraiment sur ce qu’ils s’imaginent pouvoir planifier ».

Faut-il pour autant se débarrasser des experts ? La question demeure cruciale de savoir comment faire le meilleur usage des connaissances dispersées dans la société. Ici, un fait ne doit pas nous leurrer : la complexification de la société et la division du travail plus poussée appellent inéluctablement un plus grand recours aux experts, ce que sont – chacun à leur échelle – un ingénieur informatique, un neurochirurgien ou un entrepreneur qui discerne un nouveau marché. Mais ces experts, qui participent à la spécialisation des activités productives, sont fondamentalement différents de ceux appointés par l’État pour débattre et décider des modalités propres à toute politique.

Là réside la puissance de l’argument de Hayek. Sur le marché, les experts sont décentralisés, ne visent pas un dessein unique. Comme les experts d’État, ils disposent d’informations limitées, mais  le système des prix agit comme révélateur des connaissances et des compétences qui servent le mieux les besoins humains. Un expert de qualité, quelle que soit sa spécialité, peut exiger des prix élevés (un salaire confortable) sur le marché en échange des connaissances dont il dispose. Une entreprise qui parvient à coordonner efficacement les services de plusieurs experts prospère. Celles qui commettent des erreurs périclitent ou disparaissent.

Ainsi la concurrence est un processus dynamique, tandis que l’expertise d’État est essentiellement statique. Quel processus permet le meilleur usage de l’information disponible, puisque c’est de cela qu’il s’agit ? Sur le marché comme au sein de l’État, les experts commettent des erreurs, s’égarent dans des impasses ou se méprennent sur ce qui aurait pu paraître évident. Mais la concurrence les rend responsables ; les ajustements du système des prix signalent les erreurs (pertes, etc.). Les décisions maladroites sont sanctionnées et abandonnées. A l’inverse, les méthodes et les procédés les plus efficients sont copiés. Avec le temps, par essais et erreurs, par imitation, la connaissance se diffuse sur ce qu’il est bon ou non de faire. Jamais elle n’est imposée de manière monolithique. En cela, la concurrence est, selon la formule hayékienne, un « processus de découverte ».

Dans ce contexte, quelle place demeure pour l’activité de gouvernement ? Elle acquiert une plus haute dimension ; elle n’est plus planification circonstancielle et vétilleuse, mais connaissance et mise en œuvre de normes de droit générales (protection de la propriété privée, droit des contrats, par exemple).

Les sociétés européennes doivent aujourd’hui trancher cette alternative : s’enferrer dans la réglementation ou retrouver de grands principes juridiques solides pour laisser de vastes champs de l’action humaine à l’initiative et à la dynamique individuelles. La crise des dettes publiques est l’un des symptômes qui appelle la condamnation des interventions à tout va. Dans bien des pays – en France par exemple – l’option opposée est malheureusement retenue. Des prérogatives toujours plus étendues sont attribuées aux experts d’État, dont le rôle est essentiellement de perturber le système des prix par la réglementation. Paradoxalement, une telle société d’experts est toujours plus aveugle : les planificateurs ne peuvent acquérir toute l’information qui leur serait nécessaire ; quant au marché, l’information qu’il transmet par les prix est dégradée. C’est là que l’on peut dénoncer la « myopie du marché », consécutive à celle du gouvernement. Ce gouffre est celui dans lequel il nous faut éviter de tomber – nos sociétés à la vue troublée seraient incapables d’atteindre les desseins qu’elles se fixent. Une alternative est ouverte : une société d’experts décentralisés, libérés des réglementations tatillonnes, guidés par le système des prix dans le cadre de règles de droit intangibles.

Guillaume Vuillemey, chercheur à l’Institut Turgot

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