Revirement de jurisprudence sur le droit aux conditions matérielles d’accueil en cas de réexamen en l’absence d’atteinte manifeste au droit communautaire
par Serge Slama
Le juge des référés du Conseil d’Etat, Emmanuel Glaser, infléchit la jurisprudence du Conseil d’Etat sur le droit aux conditions matérielles d’accueil des demandeurs d’asile en réexamen (CE 16 juin 2008, Cimade, n°300636, au Rec. CE) à l’issue d’un contrôle de conformité « manifeste » de la législation française aux objectifs de la directive 2003/9/CE du Conseil du 27 janvier 2003, conformément à la jurisprudence Diakité (CE, réf., 16 juin 2010, n°340250, au Rec. CE : ADL du 21 juin 2010). En l’espèce, les requérants, un couple russe du Daghestan, sont entrés en France le 6 septembre 2010 avec leurs 3 jeunes enfants. Ils avaient déjà déposé une demande d’asile en Suède en 2003, une autre en Autriche en 2005, et 3 dans différents départements français en 2006 et 2007 sous des identités différentes. La dernière demande, dans le département de la Vendée, a été rejetée par décision de l’OFPRA le 10 mars 2008. Après désistement de leur requête introduite devant la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), sous le coup d’un arrêté de reconduite, la famille est repartie en 2009 dans leur pays d’origine dans le cadre du dispositif d’aide au retour « volontaire ». Dès leur retour en France la préfecture de la Gironde leur a refusé l’admission au séjour au titre de l’asile en considérant leur demande « abusive », en application de l’article L. 741-4 4° du CESEDA. Leur placement en procédure prioritaire pour le réexamen de la demande d’asile entrave également leur accueil dans un centre d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA) alors même que la famille est dépourvue d’hébergement stable et de ressources.
En référé-liberté, le juge des référés du tribunal administratif de Bordeaux a constaté l’atteinte grave et manifestement illégale au droit d’asile et a enjoint au préfet de la Gironde de leur indiquer un lieu susceptible de les héberger, dans un délai de 24 heures, sous astreinte de 100 euros (1er octobre 2010, n° 1003542). Cette ordonnance était conforme à la jurisprudence du Conseil d’Etat qui a admis le droit aux conditions matérielles d’accueil décentes de tous les demandeurs d’asile, y compris ceux en réexamen
- v. l’arrêt Cimade de 2008 : “qu’il résulte de la combinaison de ces dispositions que les demandeurs d’asile qui sollicitent le réexamen de leur demande sur la base d’éléments nouveaux peuvent, en application de l’article L. 351-9 du code du travail [devenu 5423-9], prétendre au bénéfice de l’allocation temporaire d’attente à compter du dépôt de leur nouvelle demande dans le cas où le directeur général de l’office a décidé qu’il y avait lieu de procéder à un nouvel examen de la situation de l’intéressé ; Considérant qu’il résulte de ce qui vient d’être dit qu’en prévoyant que le droit à l’allocation temporaire d’attente ne peut être ouvert qu’une fois au titre de chacun des cas mentionnés à l’article L. 351-9 et en excluant, par suite, les demandeurs mentionnés ci-dessus du champ des bénéficiaires de cette allocation, l’article R. 351-9 du code du travail issu du décret attaqué, ultérieurement codifié à l’article R. 5423-22 du même code, a méconnu les dispositions de l’article L. 351-9 de ce code ; que, dès lors, cet article doit, dans cette mesure, être annulé ;”
- v. pour un bilan de cette jurisprudence S. Slama, « Droit à des conditions matérielles d’accueil décentes : une nouvelle forme de justiciabilité pour quelle effectivité ?», RDSS sept.-oct. 2010, p.858 dans le cadre d’un dossier du CREDOF sur la justiciabilité des droits sociaux) .
C’est probablement les données de l’espèce, caractérisée par une famille qui a multiplié les demandes d’asile dans différents pays européens et départements français pour obtenir une reconnaissance de leur statut de réfugié, qui a encouragé le (désormais défunt) ministère de l’Immigration à saisir le juge des référés du Conseil d’Etat en appel.
Après avoir admis la recevabilité de l’appel du ministère (qui n’était pas entaché de forclusion car l’ordonnance avait été notifiée à la seule préfecture et non au ministère, seul compétent pour représenter l’Etat en appel d’un référé-liberté), le juge des référés rappelle sa jurisprudence désormais classique (v. pour une illustration récente, obtenue par Me Hugon : CE, réf., 27 octobre 2010, Ministre de l’Immigration c/ Limani et a., n° 343897 et s.) sur le droit des demandeurs d’asile et de leur famille à des conditions matérielles d’accueil décentes qu’il avait déduit d’une interprétation de la législation française (articles L. 348-1 et suivants et R. 348-1 et suivants du code de l’action sociale) « conforme aux objectifs » fixés par la directive 2003/9/CE (CE, réf., 23 mars 2009, Gaghiev : AJDA 2009 p. 1687, comm. M-C. de Montecler ; CE, réf., 17 septembre 2009, ministre de l’Immigration c / Salah, n°331950, ADL 6 octobre 2009 ; AJDA 2010, p.202, comm. S. Slama), à une époque où il n’exerçait pas - encore - de contrôle de conformité « manifeste » à une directive dans le cadre du référé-liberté (CE, 30 décembre 2002, Carminati : AJDA 2003 p. 1065, note O. Le Bot). Mais, suite à l’affaire Melki et Abdeli, le Conseil constitutionnel et le Conseil d’Etat (Cons. constit. n° 2010-605 DC du 12 mai 2010, « Jeu de hasard et jeux d’argent en ligne » et CE 14 mai 2010, Rujovic n° 312305, au rec. CE : ADL du 18 mai 2010), ont reconnu cette possibilité - ce que le juge des référés a été amené à faire peu après avec l’affaire Diakité.
Pour effectuer dans la présente espèce ce contrôle, le juge des référés analyse les dispositions des articles 2, 3 et 16 de la directive 2003/9/CE. Ces dernières prévoient que si le droit aux conditions matérielles d’accueil bénéficie à tous les demandeurs d’asile tant qu’il n’a pas encore été statué « définitivement » sur leur demande, les Etats membres « peuvent » néanmoins en « limiter ou retirer » le bénéfice lorsqu’une demande a déjà introduite dans le même Etat membre. Cette dernière possibilité amène donc le juge des référés du Conseil d’Etat a jugé que « dans ces conditions », les dispositions de l’article L. 348-2 du CASF et de l’article L. 5423-9 du code du travail - qui excluent du bénéfice des conditions d’accueil les demandeurs d’asile dont la demande a été définitivement rejetée alors même qu’ils auraient présenté une demande de réexamen - « n’apparaissent pas manifestement incompatibles avec les objectifs de la directive du 27 janvier 2003 ». Le juge des référés du Conseil d’Etat annule en conséquence l’ordonnance du premier juge et rejette les conclusions des requérants aux fins d’injonction à l’hébergement. Comme pour Mme Diakité (qui a depuis obtenu la reconnaissance du statut de réfugié par la CNDA), il estime en effet que le préfet « a fait application des dispositions législatives précitées et n’a pas porté une atteinte grave et manifestement illégale au droit d’asile » en s’abstenant de proposer un hébergement en CADA à cette famille. Il juge par ailleurs que le préfet n’a pas davantage méconnu les stipulations de l’article 3-1 de la convention relative aux droits de l’enfant car « les intéressés ne bénéficient pas d’un droit à être accueillis dans un centre d’accueil ou dans une autre structure d’hébergement en urgence » - ce qui est juridiquement inexact puisqu’en application de l’article L.345-1 du CASF toute personne en difficulté bénéficie d’un droit à l’hébergement d’urgence.
- Cela augure mal du sort qui sera réservé au moyen développé sur les réexamens à l’encontre des dispositions dans la circulaire du 3 novembre 2009 dans une requête introduite par la Cimade et le Gisti actuellement pendante devant le Conseil d’Etat et qui sera prochainement jugée.
Cette ordonnance témoigne d’une tendance actuelle du juge des référés du Conseil d’Etat à restreindre les catégories de demandeurs d’asile bénéficiaires du droit aux conditions matérielles d’accueil ou la portée de ce droit (v., en particulier, CE réf., 13 août 2010, Ministre de l’immigration c/ Mbala Nzuzi, aux tables, n°342330 : AJDA 2010, p.1559, comm. S. Brondel qui évoque les « moyens » dont dispose l’administration alors que ce droit constitue pour l’administration une obligation de résultat cf. notre analyse : CPDH 8 septembre 2010). Il est vrai qu’à l’approche de l’hiver le juge administratif est de plus en plus saisi de référés en vue de l’hébergement de demandeurs d’asile se trouvant à la rue, particulièrement à Paris, Bordeaux ou encore Nantes. Ainsi, à Paris, à l’intiative du collectif des Exilés du Xè (et de Me Christophe Pouly) 37 ordonnances favorables, donnant injonction à l’hébergement, ont été rendues par le juge des référés le 28 octobre 2010 pour des demandeurs d’asile sous le coup d’une « convocation Dublin » (20 de ces ordonnances sont actuellement examinées en appel au Conseil d’Etat). Ce 19 novembre, le même juge des référés parisien est de nouveau saisi de 48 dossiers. Or, comme pour le droit au logement opposable dont les premières requêtes indemnitaires, faute de logement ou relogement malgré les injonctions et astreintes prononcées (v. CE, avis, 2 juillet 2010, M. Maache, N° 332825, au recueil CE : ADL du 7 juillet 2010 (2). . Voir la catégorie “droit au logement”), ont été examinées ce 18 novembre par le tribunal administratif de Paris, l‘Etat ne semble pas avoir pris toute la mesure et mis tous les moyens nécessaires pour assurer l’effectivité de ces droits sociaux dont il est le débiteur.
Des demandeurs d’asile, souvent sous “convocation Dublin”, Quai de Jemmapes sur le Canal St Martin à Paris
CE, réf., 28 octobre 2010, ministre de l’Immigration c/ M et Mme Youssoupov (n° 343893), aux tables
Actualités droits-libertés du 19 novembre 2010 par Serge SLAMA
Les lettres d’actualité droits-libertés du CREDOF sont protégées par la licence Creative Common
- Christine Morice, “En attente d’asile “, Sud Ouest, 4 novembre 2010.
- Hervé Mathurin, “L’Etat perd le recours contre les demandeurs d’asile installés place André Meunier “, TV7 Bordeaux, 30 octobre 2010.
- “Une centaine de personnes dénoncent un “mépris du droit d’asile” à Bordeaux”, AFP via le Parisien, 13.11.2010
“Les manifestants, répondant à l’appel d’un collectif Asile réunissant notamment la Cimade, la LDH, le DAL, RESF, Amnesty International, ont demandé que ces quatre familles, dont deux enfants de 10 mois, soient “hébergés de façon digne comme l’exigent une directive européenne sur l’accueil des demandeurs d’asile et la convention internationale sur les droits de l’enfant”, a indiqué à l’AFP Me Lucile Hugon, avocate d’une des familles et membre de l’Institut de défense des étrangers (IDE).
Selon elle, ces quatre familles campent sur une place transformée en “marécage” avec les pluies des derniers jours et “pataugent dans la gadoue” sans toilette publique ni équipement pour réchauffer leur nourriture.
Le tribunal administratif de Bordeaux vient d’enjoindre le préfet de Gironde d’indiquer un lieu d’hébergement à l’une de ces familles, un couple géorgien et ses deux enfants de 9 ans et 10 mois, considérant que “le préfet de Gironde a porté au droit constitutionnel d’asile des intéressés une atteinte grave et manifestement illégale”, selon une ordonnance du 10 novembre dont l’AFP a une copie.
Selon Me Hugon, l’IDE a introduit plus d’une quinzaine de référés similaires et obtenu chaque fois “gain de cause”. “On est dans une situation ubuesque”, a-t-elle ajouté, soulignant qu’”il n’y a pas d’afflux massif de demandeurs d’asile” en Gironde qui reçoit 1,2% des demandeurs. “