**** Diop Boris Boubacar, Le Cavalier et son ombre.

Par Ferrandh

Voici un roman bien étrange que Le cavalier et son ombre. Mais est-il juste de parler de roman en l’occurrence, tant le conte - dans sa forme et dans son fond - prend le dessus sur l’art romanesque, singulièrement dans sa seconde partie ? Disons que les deux genres littéraires sont d’abord les supports à l’expression du néant ; un néant libéré par la folie ; un néant « génocidaire » : un non-univers où l’homme connaîtra le sort identique à la civilisation et les mythes auxquels il appartient, être banni dans la spirale sans fin d’une autodestruction à la renaissance perpétuelle. Le témoin de ces furies, un héros légendaire imaginaire et bien existant, démuni, Le Cavalier… ou bien son ombre.

Tout commence par une offre d’emploi proposée à Khadidja. Elle et son compagnon, Lat-Sukabé, revenus au pays natif après des études en occident, sont cueillis par la misère. Dans le marigot de la pauvreté la plus dégradante et assassine, Khadidja à l’équilibre psychologique passionnel mais fragile n’a pas d’autres choix que d’accepter cet étrange travail, parler à un étranger qu’elle ne voit et ne devra jamais voir ; elle dans un vestibule, lui replié dans la pénombre d’une chambre contiguë ; l’unique corridor les reliant, une porte entrouverte surmontée d’un portrait de femme aux délicieux traits. Très vite, elle prend ses fonctions à cœur, imaginant que son auditeur n’est autre qu’un enfant malade. S’ouvrir à lui par le conte semble être le meilleur moyen de combler les temps d’ennui du malheureux. Et à Khadidja, saoule de son imaginaire, de plonger fiévreusement dans les archives, les manuels d’histoire et tous autres documents lui apportant une aide à l’édification des contes ; contes se devant d’être de merveilleuses histoires du peuple glorieux éloigné de tous vils compromis avec ses ennemis, notamment les nations colonisatrices ; un travail harassant devenant très vite obsessionnel, entêtant et mettant à rude épreuve sa santé mentale, cela malgré les mises en garde de Lat-Sukabé, témoin et narrateur.

« Khadidija se lança, avec la fureur qu’elle mettait à toutes choses, dans la recherche historique… Je la voyais annoter, jusque tard dans la nuit, des ouvrages rares ou revenir de la ville avec des photocopies qu’elle classait minutieusement. J’ai compris par la suite, en consultant ses documents, à quel point la méthode de Khadidja était cynique. Soucieuse d’offrir au cher petit les vrais héros dont il avait besoin, Khadidja se débarrassait sans état d’âme de tous ceux qui, dans le passé, s’étaient compromis avec le colonisateur ou avaient eu le malheur d’être vaincus dans les batailles décisives. Elle biffait, tout simplement, les nombreux épisodes de notre histoire qui auraient pu troubler l’enfant. Il lui restait, malgré cela, assez de beau monde pour concocter ses gentilles fables peuplées de géants invincibles », p. 90 et 91.

Mais rien, toujours aucune réaction du mystérieux enfant malingre après des années d’efforts et ce en dépit de son art consommé à raconter avec cœur ses contes fabuleux. Et si elle était abusée ? Décidément non, conclue-t-elle, cet hôte fantomatique ne peut pas être un enfant innocent mais un homme vicié par les perversités les plus profondes et nauséabondes ! Un monstre qui se réjouit de son épuisement physique et mental ; un fieffé salaud qui voit en elle son jouet, son cobaye ; détruire cette femme autrefois orgueilleuse et qui maintenant accepte de se prostituer jusqu’à la folie pour gagner quelques sous. Ce travail a fait d’elle une pute ! Qu’à cela ne tienne, elle change les règles du jeu : désormais le peuple légendaire est à l’image de son tortionnaire, une horreur issue d’un processus de destruction massive. Et voilà donc que le grand héros du conte, le Cavalier – ou bien son ombre ? – est abusé, trompé, compromis : croyant sincèrement œuvrer pour le bien, il assassine le cruel monstre mythique et cosmogonique dudit bon peuple à la base de tout équilibre. Avec horreur le mythe s’effondre et avec, la société toute entière qui a perdu ses origines et par conséquent sa nature authentique. Les passions des plus forts font désormais loi, les gouvernants vendant aux puissances coloniales le peu qui reste de souveraineté d’un passé glorieux oublié à jamais. Les génocides peuvent donner libre cours à leurs fantaisies.

« Tout contre la clôture de la boulangerie de Thomas, il y a un grand benténier. Elle (La vieille femme) s’assoit pour reposer ses vieux os un instant. Elle a moins peur. L’univers lui est familier. Ici dans la boulangerie de Thomas, elle achète du pain chaque soir, en rentrant chez elle. Elle fait cela depuis des années, depuis le temps où vivait encore le grand-père de Thomas mort dans une des guerres civiles. D’ailleurs, c’est connu, à chaque guerre, cette famille perdait un ou plusieurs de ses membres. Une fois même, des miliciens avaient tué une petite-fille de Thomas en la prenant pour un Twi. Après cette bavure, des politiciens extrémistes avaient organisé des séminaires sur le thème : comment reconnaître l’ennemi. Les gens disaient : Ah ces jeunes, ils ne savent plus rien, il ne savent même plus distinguer un Mwa d’un Twi… Que de mensonges criminels ! Et ce jeune homme, qu’un milicien avait coupé en deux, parce qu’il était à moitié twi à moitié mwa… Quel temps ! Ils appellent ça distinguer le bien du mal, ils se traitent de chacal et ils s’entre-tuent… », p. 150 et 151.

Mais en dépit des holocaustes décrits, des horreurs contées, toujours rien ! Rien de la part du tortionnaire ; aucune réaction. Il devient urgent pour Lat-Sukabé de retrouver son ancienne fiancée et toujours bien-aimée dans cet endroit bien étrange d’où elle lui écrit et de mettre un terme à la tragédie avant qu’il ne soit trop tard. Mais est-il possible d'en finir avec le conte ?

Ecrit fait de métaphores, d’allégories, d’une prose sachant se faire poétique et épique, Boris Boubacar Diop nous offre un regard kaléidoscopique fascinant d'une Afrique dont les racines, les origines ont été violées et assassinées par ses faux-dirigeants, les usurpateurs, avec la complicité des pays occidentaux ; le point culminant des tourmentes nihilistes s’exprimant bien évidemment dans l’autodestruction à grande échelle, les génocides - on pense bien sûr au Rwanda et au Burundi. Ouvrage brillant, sa complexité apparente pourrait peut-être en effrayer certains. Et pourtant passer à côté serait bien dommage.

  

 Diop Boris Boubacar, Le Cavalier et son ombre, 1997, rééd. Philippe Rey, 2009, 238p