Une saga venue du Nord
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Voilà un livre qui commence par un épouvantable récit de guerre, celle qui oppose la ville danoise de Maarsten aux Allemands à l’aube du XVIIIe siècle et qui finit sur une autre guerre, l’apocalypse de la Seconde Guerre mondiale. La vraie guerre, c’est pourtant celle qu’une ville côtière mène contre la mer, véritable héroïne de ce récit. Et, dans cette lutte, l’amour se mêle à la haine, à travers de très beaux portraits de marins épris de l’océan, portraits marqués d’un souffle à la fois épique et lyrique. La saga nordique n’est pas morte…
Carsten Jensen renoue en effet avec une tradition épique scandinave – on pense à la Saga des émigrants, de Vilhelm Moberg – par l’oralité du récit : ce sont, plus que des personnages, des bouches qui nous parlent et la narration relève le plus souvent d’un « nous » indistinct, mais toujours identifiable, qui est sur le fond l’équivalent du choeur grec de la tragédie antique : un monde des hommes, ou plutôt de la communauté des hommes qui commente ce que fait tour à tour chaque partie qui le compose, comme autant de forces contraires qui le carac¬térisent, le déchirent ou l’animent. Il y a ainsi ce très beau portrait de marin à la recherche d’une certaine idée de la justice, qui parvient à dépasser la loi du plus fort imposée par son capitaine en faisant porter collectivement l’af¬faire devant un tribunal, ou encore l’histoire de ce mousse, seul survivant d’un navire pris dans les glaces, qui, sachant qu’il va mourir, lit sans fin, au point de le savoir par coeur, l’Office des morts. Voilà pour la grandeur. Mais Carsten Jensen fait aussi la part belle à la déviation, à l’interdit et à la cruauté : il faut lire les pages consacrées à un jeune meurtrier qui commet le crime « presque parfait », ou encore le récit halluciné d’un voyage dans les mers du sud, à bord d’un navire qui ravitaille en hommes une colonie de cannibales.
Car l’un des intérêts de ce roman tient à son absence de discours moral : Carsten Jensen observe avec sympathie chaque personnage, sans chercher à ce que l’on s’identifie au héros à cause de ses qualités, mais en nous invitant plutôt à nous reconnaître dans une certaine forme d’humanité. L’auteur ne cède donc pas à la facilité d’un romancier qui joue sur le coefficient de sympathie qu’on peut attribuer à ses personnages, mais manifeste sa volonté de montrer des êtres humains, dont la complexité empêche qu’on les pense sous les catégories du bien ou du mal.
Tout cela est à la fois très lyrique, d’une prose à la limite de la poésie, qui fait entrer en résonance les émotions de l’homme avec la description de la nature, et en même temps très réaliste, avec la présence d’un trivial qui n’est cependant jamais là pour faire rire, mais souligne au contraire avec une certaine forme de respect sa très grande faiblesse face aux déchaînements de la nature ou à ceux des hommes.
Amélie Le Cozannet
Nous, les noyés, de Carsten Jensen, traduit du danois par Hélène Hervieu et Alain Gnaedig, Libella-Maren Sell Éditions, 704 pages, 29 €.Novembre 2010 – N°76