Correspondance de Bouvier
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Depuis sa disparition, en 1998, Nicolas Bouvier, de célèbre, est devenu mythique. À juste titre : l’auteur de l’Usage du monde, ce sublime livre de raison, plus proche du Montaigne des Essais que de celui du Journal de voyage en Italie, est un des grands écrivains du XXe siècle, travaillant ses textes en artisan, comme des mosaïques de prose. En quelques années, le nombre de ses livres n’a cessé de croître : le grand voyageur suisse a été plus abondant mort que vivant. Nul ne s’en plaindra, car on n’a encore subi aucun fond de tiroir. Les pages posthumes de Nicolas Bouvier, achevées dans ses cartons, semblaient n’attendre que le moment voulu pour être offertes au public.
Aujourd’hui nous arrivons à un volume massif somptueusement édité, dans lequel, à la voix de Bouvier, se joint celle de son ami le peintre Thierry Vernet, le compagnon du voyage qui, de juillet 1953 à octobre 1954, mena Bouvier de Yougoslavie en Afghanistan, via la Grèce, la Turquie, l’Iran et le Pakistan, et donna naissance à l’Usage du monde, texte de Bouvier, dessins de Vernet, publié en Suisse en 1963, et en France l’année suivante. La couverture de l’édition originale du livre (Droz en a effectué un reprint en 1999) mettait sur le même plan l’écrivain et le peintre, chacun donnant, à travers son art, sa propre version du voyage. Depuis, le nom de Bouvier a acquis la dimension que l’on sait, celle d’un des plus grands écrivains suisses, à l’égal de Ramuz ou de Cingria. Celui de Thierry Vernet n’a pas suivi le même parcours et, aujourd’hui, il n’est plus connu que comme « le compagnon de Bouvier ». La publication de la correspondance échangée par les deux amis, et dans laquelle Vernet témoigne d’une voix et d’une personnalité qui n’ont rien à envier à celles de Bouvier, permet, aujourd’hui, de le remettre à sa vraie place.
Il était une fois deux amis, nés entre les deux guerres au sein de la bourgeoisie éclairée de Genève. Quand ils font connaissance, au collège, ils sont adolescents. Les premières lettres qu’ils échangent datent de 1945 : Nicolas a seize ans, Thierry dix-huit. Ils ne cesseront de s’écrire, jusqu’à la disparition de Thierry Vernet, en 1993 (espérons que les éditions Zoé auront la bonne idée de nous donner un jour la suite de leur correspondance, ici interrompue en 1964, au moment de la publication de l’Usage du monde en France). Correspondance des routes croisées est l’histoire d’une amitié exceptionnelle, d’une fraternité, d’une complicité sans égales (« tendre vieux Nick », « vieux zigue », « vieux lapin », « vieux frère »). On y lit, au jour le jour, la préparation du voyage (« Viendras-tu aux Indes avec moi ? » écrit Bouvier à Vernet), puis, après leur séparation, en 1954, la vie de Vernet à Ceylan (où il s’est marié) et celle de Bouvier au Japon, où il passe plusieurs années. Et, enfin, les péripéties éditoriales ayant précédé la sortie d’un livre qui est aujourd’hui un classique.
Le plus frappant, dans cette correspondance – hormis les liens indéfectibles entre les deux hommes –, c’est la curiosité, boulimique, dont ils témoignent, tous les deux. D’un bout à l’autre du monde, ils se racontent leurs lectures, les films qu’ils ont vus, les musiques qu’ils ont aimées. La vie politique de leur époque, qui est celle de la guerre d’Algérie, brille par son absence : Bouvier et Vernet vivent dans un monde immémorial, un monde d’images, de mots, de sentiments intenses, complètement détaché du « monde réel ». Leur correspondance n’est pas le miroir d’une époque, mais celui de deux esprits d’exception, avides de partager leurs enthousiasmes et leurs découvertes.
Bouvier évoque peu son travail d’écrivain – moins, en tout cas, que Vernet n’évoque sa peinture, et ses réalisations de décorateur de théâtre. Il est, en revanche, très disert sur les conditions de publication de son premier livre. On le découvre à la fois d’une intégrité qui frise l’intransigeance – quant à la forme que doit prendre le volume, il n’accepte aucun compromis –, et d’une admirable générosité, insistant pour partager les droits du livre à part égale avec Thierry Vernet, dont il considère que les dessins font partie intégrante de l’oeuvre. Que dire de plus ? Que Nicolas Bouvier, dont on sait le travail minutieux qu’il effectuait sur ses textes, est aussi un écrivain d’instinct, de premier jet, dont la prose « au naturel » recèle d’infinis bonheurs d’expression. Que, sur ce plan-là, Thierry Vernet est son égal, et que ses lettres sont aussi savoureuses que celles de Bouvier. Que le travail d’édition est remarquable, le volume enrichi de notes, de répertoires et d’index précieux, de dessins, de photos, de reproductions de lettres (avec la graphie si particulière, presque gothique, de Nicolas Bouvier). Que Correspondance des routes croisées est un livre qui, d’emblée, s’impose, au même titre que l’Usage du monde, comme un livre de sagesse, un manuel de vie, dont la publication marquera une date.
Christophe Mercier
Correspondance des routes croisées, de Nicolas Bouvier et Thierry Vernet, Editions Zoé, 1660 pages, 39 euros.Novembre 2010 – N°76