Un philosophe de la Renaissance

Publié le 19 novembre 2010 par Les Lettres Françaises

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«Dans René, il y a renaît », dit-il volontiers. On ne saurait le classer dans les Anciens ni dans les Modernes, ou plutôt il a sa place chez les uns et chez les autres : des premiers, il a les moeurs, où la fidélité a pour voisins le sérieux (son séminaire à Paris- VIII est un des plus « tenus » du département de philosophie) et le courage ; des seconds il a la témérité et le caractère presque fantasque de la mode, mais d’une mode qu’il faudrait masculiniser et écrire « un mode », tout en lui gardant sa charge de « caprice », un mode qui ne serait d’ailleurs qu’à lui, ce qui exclut tout conformisme de l’anticonformisme, toute grégarité.

Nous étions quelques-uns à avoir vingt ans en 1971, à une époque où l’on rencontrait les maîtres en toute simplicité au Quartier latin, au 69, rue Saint-Jacques, par exemple, un café arabe. René Schérer souffrait depuis son jeune âge d’une surdité (qui a progressivement régressé au fur et à mesure que les prothèses auditives se perfectionnaient), qui lui faisait magnanimement répondre des choses ô combien intelligentes à nos questions bêtasses qu’il transformait en un sens qui nous remplissait d’orgueil.

Il était pour nous l’impeccable philosophe universitaire (c’était l’époque où l’Université existait encore) avec une magnifique diction un peu sentencieuse, qui avait voulu s’émanciper d’une discipline sclérosée, la philo, par la phénoménologie, et par une réflexion sur la communication (Structure et fondement de la communication humaine). Mais il avait commis depuis un pas de côté pour tomber nez à nez avec un étrange personnage, certes pas un inconnu qui, fou au Palais-Royal, attendait quelque chose de beaucoup plus précieux qu’un mécène capable de réaliser son phalanstère, un homme capable de le penser : Charles Fourier.

Deux âmes habitent en son corps, celle du philosophe rigoureux qui déploie l’idée au rythme d’une prose progressant avec une logique imperturbable sans les afféteries dont ses confrères étaient à l’époque prodigues, et aussi celle d’un artiste, qui ne transparaît peut-être nulle part mieux que dans les pages de l’Âme atomique, hélas depuis longtemps épuisé. Écrit en collaboration avec son ami Guy Hocquenghem, c’est sans doute son plus beau livre avec Zeus hospitalier (d’une actualité si brûlante à l’heure où l’inhospitalité la plus revêche donne le ton). Il est consacré à la couleur chez l’enfant selon Benjamin. L’enfant colore le monde avant de le dessiner.

Walter Benjamin que nous venons d’évoquer parlait des idées en émettant cette réserve : « Si tant est qu’“idée” ait un pluriel. » Dans un texte, ou une conférence de René Schérer, il y a toujours une idée qui surgit unique à chaque fois en son apparition. Ainsi l’ai-je entendu faire cinq conférences « différentes » en Algérie sur l’hospitalité, sans un papier, sans l’ombre d’une hésitation, en un laps de temps très court, sans jamais qu’on entende de répétition.

Un homme parfait ? Non point ! « Grincheux » comme il n’est pas possible, pour reprendre l’adjectif par lequel il aime à se désigner. Il est certain que pour un esprit aussi méthodique lié à une imagination aussi vive, le monde n’est qu’une perpétuelle imperfection qui fait fuser les propositions d’améliorations de toutes sortes, un jaillissement qui ne permet naturellement pas, sous peine d’être immédiatement tari, de tolérer la contrariété que procurent d’autres initiatives divergentes d’amendement. Car la moindre insistance en ce sens déclenche alors, chez lui, une juvénile colère. C’est bien de ce tyrannique attachement à la passion de perfection que René Schérer tire une puissance d’indignation aussi forte. Et quand fut venu, pour beaucoup, le temps de passer du « col Mao au Rotary club», pour reprendre le titre d’un livre de son cher Guy Hocquenghem, il sut toujours se tenir sur l’Aventin des non-réconciliés. À côté de trois colonnes hideuses parues dans le quotidien Libération qui appelaient à « une guerre requise » contre l’Iraq, une frêle colonne cosignée par Gilles Deleuze et René Schérer dénonçait « une guerre immonde ». Conservant le même encrier où la plume trempée dans le savoir ne tresse jamais de guirlandes pédantes, René Schérer parle, en conclusion de l’article « Autosatisfaction » qu’il a donné au Dictionnaire critique du “sarkozysme” qui constitue le numéro 33 (octobre 2010) de la revue Lignes, de la parfaite conformité du président avec les trois règles, déjà relevée par Kant, les plus ternes du pouvoir quand il se fait cynique : « Si fac excusa (trouver toujours une excuse aux bévues ou aux impairs ; ne jamais omettre de justifier ses bavures) ; Si fecisti nega (mieux encore : autant que possible nier tout simplement ses erreurs ou ses crimes lorsqu’ils sont trop patents) ; Divide et impera (diviser pour régner ; créer des conflits entre les sujets pour se donner les gants d’arbitrer. [Cette règle d’or] est l’aboutissement des autres qu’elle couronne.).»

Jean-François Poirier

Novembre 2010 – N°76