Le poète était présenté par Benoît Conort et par Pierre Vilar.
Dans son introduction Benoît Conort rappelle la formule de Christian Prigent, sorte de réponse, déjà, à la question posée par l’intitulé du séminaire : « la poésie peut être ». Pierre Vilar souligne lui, d’emblée, l’énergie considérable de l’homme et de l’œuvre, sa concentration sur un certain nombre d’éléments. Il dit aussi l’importance que ses livres, tels Ceux qui merdRent (1991) par exemple a eu pour les gens de sa génération, ceux qui ont eu vingt ans dans les années 80. Il souligne aussi la dimension critique de cette poésie, poésie critique mais pas que critique. Est posée aussi rapidement la question de la lecture de ses textes par Christian Prigent et l’introduction de la distinction qui est faite entre des textes qui sont faits pour être lus et d’autres qui ne sont pas lisables, oralisables, comme il est dit de Météo des Plages sur le site de P.O.L..
Vient un premier temps de lecture, par Christian Prigent, qui choisit un extrait d’Une Phrase pour ma mère (1996) : un héros accablé essaie d’expliquer à sa mère, mission totalement impossible, sa vocation à la littérature. Texte important qui est en fait l’occasion de dérouler un certain nombre de propositions sur ce que c’est, écrire :
« tu diras au monde, au monde et aux mères, aux mères grosses du monde, aux mères maisonneuses, aux mères armurières, aux mères infirmières, aux mères qui ont fait qu’on habite la chair ici-bas sur terre comme les autres viandes, mais avec des mots, aux mères de nos nerfs, aux mères de notre air de vaquer aux choses affectées de noms […] tu diras qu’écrire, ce n’est pas venir adorer le monde ni même le faire voir visiter en sa Gloire, encore moins ouvrir ses petits cadeaux au pied du sapin des natalités, tu diras qu’écrire c’est toucher au trou qui fait qu’on y manque, au monde, qu’on le manque, et que c’est ce trou qui fait qu’on parle, ou, autre façon de proposition, que du fait qu’on parle on ouvre le trou entre lui et nous qu’écrire ça creuse un peu plus le trou du trou..[...] »
À remarquer, la gestique très particulière de Christian Prigent, replié sur sa feuille, jambes écartées largement sous la table, pied droit en légère scansion, main droite avec deux ou trois doigts repliés, battant mesure, s’ouvrant en un geste vers le public. Lecture très impressionnante.
À propos de ce livre et de sa conception comme un « roman en vers », l’auteur dit son désir de ne jamais refaire le même livre, de ne pas réutiliser les mêmes solutions formelles ; donc son projet, à chaque nouveau livre, de faire quelque chose de très différent, de lancer des options d’écriture autres voire même opposées. Météo des plages, venant après Demain je meurs (2007) et sa prose narrative, s’est voulu sans « prose emportée, phrasés oralisables » et l’écrivain s’est très vite « trouvé déporté du côté de cette forme de condensation elliptique qui donne de la poésie »
Benoît Conort l’interroge alors sur les quatrains, leur disposition somme tout classique sur la page (notamment si l’on songe à un livre comme Écrit au couteau (1993). À cette question, Christian Prigent répond par la « nostalgie » qu’il éprouve et sa position ambigüe et ambivalente par rapport à la poésie. Il évoque le côté « délicieux, gustativement délicieux » de la poésie classique ! Renfoncés loin bien sûr, ces souvenirs de poésie lue à l’adolescence, alors que l’on est engagé dans la « bataille du moderne » et que l’on « cherche à inventer des formes qui ont l’allure de l’inouï » ! Mais il n’empêche : la « tête est remplie des cadences de la poésie classique » et le regard est imprégné du quatrain sur la page, depuis les poètes de la Pléiade, du XVIe siècle donc jusqu’au XIXe. Il s’agit de faire travailler dans cette structure-là, le quatrain, quelque chose non pas qui la mette en cause, mais qui exprime plus de « volupté saccageuse » et qui rende la langue cachée dans cet espace-là vivante. Benoît Conort évoque (et montre) l’encadrement des quatrains dans le livre et Christian Prigent dit les avoir conçus comme des petits flashs, des speed screens, à la manière du découpage en sous-écran de l’écran d’un téléviseur, « optiquement isolés tout en faisant partie d’une sérialité ».
Il explique alors que la mode de composition de prose est dominé chez lui par des modèles musicaux, emportement, fugue, leitmotiv, etc. tandis que le modèle poétique est plus en liaison avec des exigences graphiques, dessins posés sur la page. Et que Météo des plages est un peu ambivalent, avec une dimension narrative mais aussi des petites vignettes. Pierre Vilar évoque le roman en vers, et notamment Queneau (« scandaleusement sous-estimé ») pour souligner l’idée que les livres de Prigent sont à la fois l’autobiographie de Prigent mais aussi celle de la poésie. Prigent exprime le besoin qu’il a eu de trouver une solution formelle pour lui inédite qui permette d’intégrer dans un même propos stylistique des éléments assez divers qui ailleurs apparaissaient dans leur disparité. Il aurait aimé pouvoir conserver quelque chose du matériau autobiographique non pas en « scènes découpables » mais incarnées dans des propositions de langue qui expriment la « complexité des souvenirs sensuels et des réseaux d’affects ».
Curieusement il avoue que de tous temps, il a écrit des « vers de mirliton », un peu dans le souvenir d’un Queneau, d’un Jarry parce qu’il « se passe là quelque chose de frais, d’hygiénique par rapport à l’habituel pathos du poétique, mollet cambré et tête dans les nuages » ! Il y a des façons décervelantes dans l’apparente désinvolture du vers de mirliton et Chêne et Chien en est un exemple formidable. Il aimerait trouver un « logiciel » pour intriquer l’aspect mirliton non dédaigné, l’implication sensuelle comme matériau à traiter et la densité d’opérations poétiques. Un peu à la manière des longs poèmes en alexandrins de Demain je meurs qui prenait en charge le récit de nature épique. Il souligne l’importance du mètre et dit que le « mirliton et sa dimension parodique ne se passent pas de l’utilisation burlesques de l’alexandrin ». Ce qui amène à la question de l’épopée mais aussi du récit médiéval. Christian Prigent explique que quand il a fait mine de savoir l’ancien français, il l’a fait pour « vitrifier une scène dans le recul du temps ». Car il y a une « violence ravivée par l’écriture des affects » et toujours la « tentation de donner à des évènements minuscules une envergure emphatique qui les fait toucher à quelque chose de légendaire. » La fabrique du légendaire c’est la fabrication de la fiction, celle du monde des parents, de l’enfance. Mais c’est une « épopée effondrée, ruinée, formulée dans la parodie, constituée dans le travestissement mais constituée quand même. »
On reste dans « la possibilité de transformer les représentations telles qu’elles nous sont imposées, car nous ne sommes pas tout entier condamnés à l’idéologie ».
Christian Prigent lit alors un extrait de Demain je meurs
"Revenons à quoi le petit homme pense que son père pensait de sa clique infâme de progéniture. Synthèse en sommaire des humeurs de biles qui turlupinaient, suppute petit hommes, ses méditations : Descendance déchoit en compromission avec la mollesse côté ambitions de la Révolution, descendance s’en tape du rôle historique du prolétariat ; descendance méprise la classe ouvrière ; descendance s’en fout d’injustices, mouises, et explitation de Truc par Untel [...] descendance pourrit en déréliction dans de l’abandon à matinées grasses et desserts sucrés [...] descendance picole, dans le même métal en version timbale, Coca amerloque ; descendance mâchouille chewing-gum exporté par le capital international [... etc.] (p. 142)
La gestique
Et Pierre Vilar l’interroge sur ses gestes et notamment sur sa manière de rouler trois doigts les uns sur les autres. Il s’agit en fait de rouler les mots entre les doigts comme des concrétions de matière (ce que soulignait Bénédicte Gorrillot dans son livre d’entretiens avec Christian Prigent paru chez Argol) : « pas de possibilité d’écriture, dit Prigent, ni de volupté, ni de souffle si pas d’abord sensation que le langage est un matériau : on est immergé, étouffé par, séduit, caressé par ». Le langage, cette matière « à la fois effrayante et délicieuse ». La sensation de la matérialité de la langue est vive et Christian Prigent dit « mettre le langage devant [lui] pour le manipuler en dehors de l’affect ». En fait c’est un geste spontané, non maîtrisable, car en réalité dans la lecture il voudrait effacer le corps au maximum : pas d’hystérisation, de théâtralisation, de gesticulation mais c’est difficile car « le phrasé emporte le mouvement du corps et le corps alors s’impose contre la langue ».
Tout au long de la séance, on remarque la capacité de Christian Prigent à écouter les questions, souvent duelles ou triples, parfois très complexes et à répondre à tout, en suivant le fil avec des phrases longues, tenues jusqu’au bout, de façon très virtuose. Sensation de voir une intelligence, exceptionnelle, en action.
L’auteur revient sur la question de la prose, dont il dit qu’elle est musicale, pas au sens mélodique mais au sens mathématique. Il parle de la métrique, des syllabes, des séquences, de ce « qui est respirable ou pas », de principes fugués, de leitmotiv légèrement transformés qui relance le mécanisme. Il y a engendrement du phrasé par rebonds phonétiques et prosodiques. Il y a deux lignes dans le travail d’écriture, d’un côté la narration, mimésis, qui si elle prend le dessus engendre l’ennui ; mais par ailleurs s’il y a « emballement de l’écholalie ou de la métronomie », même sensation d’ennui et le travail cesse.
Est évoquée ensuite l’aventure de la revue TXT. L’aventure commence quand la génération des années 45, Novarina, Demarcq, Prigent arrive dans les années 68. Jusque là ils sont publiés au Pont de l’épée ou dans Action Poétique. Ils sont animés par la conviction que les grands poètes surréalistes, les beatniks, les révolutionnaires comme Neruda peuvent aider à transformer le monde. Mais les parutions de poésie autour des années 68 sont comme la « queue de la comète du surréalisme » et dégoulinent de bons sentiments et de pathos. Le groupe prend conscience de l’obsolescence de cette poésie et de son impossibilité, de la nécessité de faire autre chose, il lorgne du côté de Tel Quel, qui reste relativement inaccessible et décide donc de fonder une revue où tenter de penser autrement la question de la poésie. L’aventure durera de 69 à 93 et l’anthologie parue en 95 chez Bourgois, si elle atteste bien de la variété des expériences, n’a retenu que la fiction mais rien des textes polémiques, théoriques, « carnavalesques un peu zutiques » qui émaillaient les pages de la revue, dans un parfait mépris de la vie littéraire, « la détestation de cette escroquerie », avec un goût du nouveau, sous l’égide de Freud : « le nouveau est la condition de la jouissance ! ».
Il y avait là mélange d’une prise au sérieux radicale de l’opération littéraire, « rien de plus digne, désirable, profondément engageant » avec une désinvolture tout aussi radicale par rapport à l’objet littéraire, une claire conscience du peu d’effets sur la vie sociale et communautaire et quelque chose aussi de l’ordre d’un jeu, avec de nombreux canulars, inventions d’écrivains qui n’existent pas, etc. Et une grande ouverture sur les écrivains étrangers puisque furent publiés là les traductions de Cummings de Demarcq, des textes de Gertrude Stein, Burroughs, Olson, Gadda, Zanzotto, Pastior, Jandl, etc.
« il y a toujours un surplus »
On peut conclure sur cette remarque de Christian Prigent : l’exigence de poésie ne peut pas venir d’ailleurs que d’une insatisfaction foncière face à l’ensemble des représentations proposées comme identifiables à la réalité dont on fait l’expérience. Il y a toujours un surplus, un excès, un résidu dont les discours positifs ne rendent pas un compte exact. Surplus, manque, profusion non nommée, innommable peut-être.
Une posture poétique serait de « ne pas croire à ces discours, et de manifester cette incrédulité par l’invention de formes saturées, cinématiques, vivantes qui en tant que telles sont opposées à ces visions. » - dans une profusion dépensière irréductible à la compression économique. La poésie se passe sur un ring où s’affronte un corps déjà constitué comme maison de signes et non comme viande, saturé de paroles, dessiné par le multiple des signes reçus et émis et le corps de la langue de la collectivité, lieu habitable en tant que lieu commun.
Pour finir Christian Prigent bouclera la boucle en lisant un autre passage de Une phrase pour ma mère, la réécriture d’un conte populaire assez effrayant où la mère coupe la tête-pomme du fils, la fait cuire et la mange.
Florence Trocmé - photos ©f.trocmé, toutes de Christian Prigent, sauf en haut, Benoît Conort, puis plus bas Pierre Vilar. Elles sont agrandissables par clic.